יום ראשון, 30 בנובמבר 2008

Un Roi Marocain


LE MESSIE
ou REQUIEM POUR UN ROI MAROCAIN


Piece en trois actes

Par
Gabriel Bensimhon

- A mon pere David Sion, poete et cabbalist,

a ma mere Rina Elalilia, femme juive devouee et vertueuse;
- A Ilana mon epouse, et a mes enfants
Ra'heli, Marion et Jonathan,

Sans qui cette oeuvre n'aurait pas vu le jour.

Les Personnages
David Sion : Cabbaliste et poete (cache).
Jonathan : Le dernier poete. Le Messie.
Rina Elalilia : Mere de Jonathan et femme de David Sion.
Preciada : Amante (secrete) de Jonathan. Fille du Rabbin.
Makhlouf Sariwa : Le Rabbin de Sefrou.
Mimoun Sirido : Le Gabbai
ou tresorier-administrateur de la Synagogue
Un chanteur ambulant
Un fossoyeur
Pleu reuses
Rebbi Hai'm Avital : I'homme volant.

Hommes et femmes habitants du Mellah.

Le lieu : Un Mellah juif dans une petite ville marocaine.
L'epoque
Les anne"es 40.

ACTE I

Scene I
L'on entend au loin le chant module d'un muezzin arabe. II est couvert, au lever du rideau, par la psalmodie de la Birkat Halevana. la Benediction de la lune. La lumiere qui s'intensifie fait apparaftre la r'hiba (pla-cette) dans une petite ville marocaine. A gauche, la muraille et la porte. Au centre, c'est I'entree de la "Grande Synagogue"; a droite, un passage cintre con­duit a une ruelle a escaliers. Dans le fond, un paysage de toils, oriental, quelques colombiers, un minaret et des coupoles. Tout en haul, luit une lune immense. Elleest de taille surnaturelle. Des Juifs se tiennent sur la pla-cette, ils ont les yeux fixes sur la lune et dansent devant
elle.

Les fideles : (prient avec un pas de danse) — Ki ere cha-mekha ma'asse etzbeotekha1 Yarea'h vekhokhavim acher konanta... Baroukh yotzrekh, Baroukh 'ossekh, Baroukh konekh, Baroukh borekh... Kechem cheanou merakdim kenegdekh, Veein anou yekholim liga' bakh, Kakh yirkedou a'herim kenegde-nou lehazikenou, veto youkhlou lingo'a banou Tipol 'aleihem eimata vafa'had, bigdol zro'akha yidmou kaaven.
Kaaven yidmou, zro'akha 'aleihem . David melekh YIsrael 'hai vekayam (trois fois) Siman tov lanou oulekhol am Israel (trois fois)

Un hurlement 6pouvantable, melange de cri humain et d'oiseau de proie, dechire soudain I'air, suivi du fracas d'une chute. Le tumulte s'empare des fideles.
Premier homme : L'assassin des toits est de nouveau a I'oeuvre.
Deuxieme homme : La-bas, c'est la-bas ! Non I C'est par \a ! C'est par Id I
Troisieme homme : Allah yistr ! 2
Quatrieme homme : Azah es-sebt I 3
Le gabba'f : Tous a la synagogue !
Le rabbin : Vite, mes enfants I A la synagogue I

La foule se presse prise de panique vers la synagogue. Un fossoyeur qui emerge on ne salt d'ou, court, un cercueil sur le dos. Sur la place vide, il ne reste que quatre personnes : le rabbin, Makhlouf Sariwa, 55 ans, vetu d'une djellaba noire, le cabbaliste David Sion, 45 ans, vetu d'une djellaba claire et sur la tete le turban des cabbalistes, le gabbai Mimoun Sirido, 50 ans, gros et gras, le visage empreint d'une preoccupation toute mate-rielle, et Jonathan, le fils de David Sion, jeune homme de haute taille, d'apparence frele, ses cheveux longs sont nou6s par un foulard bleu.

David Sion : Cela vient du toit des Bains, Jonathan, va voir de qui il s'agit, cette fois !

Jonathan : (il sort) Oui, papa, j'y vais. Mimoun : Pas de panique ! pas de panique I
David Sion : (inquiet) C'est le troisieme meurtre dans la meme semaine.
Mimoun : Meurtre ? quel meurtre ? Quelqu'un est tombe du toit. (Aux fideles) Entrez I Entrez I

De I'entree de la synagogue, des hommes I'inter-rompent

.
Premier homme : Ah! Tu dis qu'il est tombe ? Trois hommes dans la meme semaine I
Deuxieme homme : II est temps d'appeler les choses par leur nom.
Troisieme homme : II faut resoudre cette enigme.
Mimoun : Laissez les enigmes pour le livre du Zohar ! On vous I'a deja dit. L'ete est chaud. Les gens vont dormir sur les terrasses et qui grimpe haut tombe.
Deux ou trois plumes blanches voltigent, d'en haut.
Premier homme : (montre les plumes) La voila, I'enigme I Regarde ! L'assassin des toits nous fait signe !
La foule : Voyez la plume I Encore une fois la plume I Deuxieme homme : Le spectre est sur les toits.
Troisieme homme : II laisse toujours voltiger une plumeapres son passage. ;
Premier homme : L'assassin est sur les toits.
Mimoun : Ni assassin, ni monstre ! Ce sont des plumes qui volent d'elles-memes.
David Sion : Ce n'est d'ailleurs pas d'icl. Des plumes blanches ! Cela ne peut pas venir d'ici.
Mimoun : Le vent les a amenees du sud...
Makhlouf : (louche I'une des plumes) Mais qu'est-ce qui se passe ici. Grand Dieu !
David Sion : (lui aussi prend une plume en main) Je monte voir.
David Sion se hate vers I'escalier qui mene au toit de la synagogue. Mais sur les marches il s'arrete lorsque les fideles lui crient les avertissementts que void et qui lui parviennent d'en bas :
Premier homme : Attention, quelqu'un s'approche d'en haut.
Deuxieme homme : L'assassin fou est la 1 Attention I

Bruit de pas precipites sur les toits, une ombre s'approche.

Makhlouf : (quand la forme apparaft) Mais non, c'est ma fille ! C'est Preciada.
Preciada apparaft sur le toil; c'est une jeune fille mince et seraphique. Essouflee et toule emue, elle s'adresse a son pere.

Preciada : Les esprits I'ont enleve ! Je I'ai vu ! Les esprits I'ont enleve I
Makhlouf : Qui ? Qui ?
Preciada : II etait en train de benir la lune ! II disait la Birkat Halevana sur le toit du Bain...
David Sion : Qui ? De qui s'agit-il ?
Preciada :...!! se tenait sur le parapet et it jouait.
David Sion : Qui ? Et qu'est-ce qu'il jouait ?
Preciada : Une melodie inconnue . II etait completement absorbe, et se balancait. Je lui ai crie de loin : Atten­tion ! tu vas tomber I II n'a pas entendu...
Makhlouf : II est tombe de lui-meme ou on I'a pousse ?
Preciada : Je n'ai pas pu voir. II avail I'air de lutter centre quelque chose. J'ai couru pour I'aider, Quand je suis arrivee, il etait deja en I'air. Sa cape s'estdefaite et s'est mise a tournoyer dans le vent...
Mimoun : II est done tombe tout seul. Personne ne I'a pousse. Ne cedons pas a la panique sans raison, voyons I (A tous) Un peu de lucidite I N'inventons pas des monstres imaginaires.
Premier homme : Trois hommes sont tombes du toit en une meme semaine I
Mimoun : C'est vrai I C'est un phenomene deplorable, les gens s'envolent des toits. C'est un phenomene deplo­rable et qui, en plus, est contre la loi. Permettez alors qu'on le combatte.
De la ruelle aux escaliers, Jonathan. Ills de David, revient. II tient en main un guembri* et une cape ecar-late, Jonathan, dont le visage revSt une expression de tristesse, tend la cape a son pere.
Instrument de musique a cordcs pinches dont la caissc dc resonance est petite ct ronde.
Jonathan : Pere, c'est tout ce qui reste de lui.
David Sion : (apres un coup d'oeil rapide) Rebbi Raphael Moche Elbaz ! 5
Premier homme : (comme decouvrant un secret affreux) Rebbi Raphael Moche Elbaz ? !
Mimoun : Le meilleur de nos poetes. Que son ame...
Deuxieme homme : C'est le troisieme poete en une semaine.
Troisieme homme : Oui, le troisieme poete en une semaine.
Premier homme : II y a un assassin de poetes en ville ! Les fiddles : II y a un assassin de poetes en ville !
David Sion : (a Jonathan) Un assassin de poetes, mon fils ! Prends garde ! Reste pres de moi I

Preciada accourt et se suspend, vivement emue, au cou de Jonathan.

Preciada : (epouvantee) Un assassin de poetes en ville !
Jonathan est entoure par les fideles qui sortent de la synagogue quelque peu soulages, et dont le visage exprime la tristesse et la compassion.
La foule : Un assassin de poetes I II y a un assassin de poetes en ville I
Premier homme : (designe Jonathan) C'est le seul poete qui nous reste.
Deuxieme homme : C'est le dernier poete.
Troisieme homme : Qui ? Qui ?
Premier homme : Jonathan. Jonathan est le dernier poete.
Deuxieme homme : (a Jonathan) Tu es notre dernier poete. Tu es notre unique lien avec la presence de Dieu, avec la Chekhina1.
Troisieme homme : Nous ne t'abandonnerons pas !
La foule : On ne t'abandonnera pas !
Premier homme : Tu n'es pas seul, Jonathan.
David Sion : (soucieux, a la foule) Si le meurtrier n'est pas
pris, mon fils est sa prochaine victime. Deuxieme homme : Nous veillerons sur lui.
Mimoun : David Sion, mon ami — ne t'inquiete pas ! Au moins, cette fois-ci, nous savons apres qui il en a.
David Sion : Comment ne pas m'inquieter ? Quand c'est apres mon fils qu'il en a 1
Mimoun : Ne crains rien I (a Jonathan) Tu es ici en de bonnes mains, nous ne laisserons pas disparaftre notre seul poete. (Au pere) Je vous conseille de vous calmer.
David Sion : Nous calmer ? mon fils est le suivant I II est condamne a mort. Et I'assassin des poetes se promene en ville.
Makhlouf : S'il y a un assassin en ville, nous n'aurons de cesse jusqu'a ce que nous le decouvrions. Et devant ce public sacre, je proclame I'etat d'urgence : que nul ne chante, que nul n'escalade les toits ! Celui qui rodera alors sur les toits sera forcement le meurtrier. Nous I'isolerons sur le toit. Nous le forcerons a se declarer. Nous le decouvrirons !
La foule : Nous le decouvrirons !
Makhlouf : Et maintenant, pas de panique et pas de deses-poir, car c'est un temps de detresse pour Jacob mais il en sera sauve.8
Le rabbin impose les mains sur la tete de Jonathan et s'odresse aux iideles.
Makhlouf : Repetez apres moi ! La-Adonai'hayechou'a 'al 'amkha birkatekha sela (trois fois)
Adonai' Tsevaot imanou. Misgav lanou Elohe Ya'akov Selah (trois fois)9.
Les fideles, saisis d'une crainte religieuse, levent les yeux vers la lune et continuent apres le rabbin.
Les fideles : Adonai" Tsevaot. Achre Adam botea'h bakh (trois fois)
Adonai' hochi'aa. Hamelekh ya'anenou beyom korenou
(trois fois)
Ana Adonai hochi'a-na
Ana Adonai'hatzli'ha-na10
La lumiere faiblit progressivement et s'e"teint.

Scene II
La r'hiba. Une heure plus tard.,-Voix de lamentation au loin. Le fossoyeur trafne derriere lui un cercueil de la ruelle aux escaliers jusqu'a I'entree de la synagogue et murmure, satisfait de lui-meme.
Le fossoyeur : Aussi legers que des poussins, ces poetes. Us ne pesent rien. Pauvres comme ils sont. Tout maigres. Squelettiques. Tout juste le poids d'une plume. Je ne comprends pas pourquoi ils montent sur les toits. Qu'est-ce qu'ils y cherchent, diable ? Alors que chaque bouffee de vent les emporte. Avec ce poids, je n'escala-derais pas les toits, moi. C'est plus sur d'aller, les pieds sur terre. C'est plus sur ? Rien n'est sur au jour d'au-jourd'hui. On va son train dans la rue et voila qu'un cadavre vous tombe dessus venu du ciel et vous ecrase par terre.

On entend siffler gaiement. Le son se rapproche, et par les portes de la ville entre un Stranger tout joyeux. Son vetement frippe est couvert de la poussiere des grands chemins. Sur la tele, un chapeau aux larges bords. Sous son aisselle, un etui de cuir, pouvant receler un instru­ment de musique, ou une arme, et deux poules blanches, attachees I'une a I'autre, sont suspendues a son 6paule. Le fossoyeur se redresse et regarde l'homme qui vient vers lui.

Le Chanteur : Bonsoir, Monsieur.
Le Fossoyeur : Bon ! ? Ce n'est pas le mot que j'emploie-rais si le premier homme que je rencontrais dans une ville etrangere se trouvait etre le fossoyeur I
Le Chanteur : Je n'ai de prejuges contre aucune profession a la seule condition qu'elle nourrisse son homme.
Le Fossoyeur: Honorablement. Je ne me plains pas. Sur-tout ces jours-ci. quand il y a epidemic, de quoi me plaindrais-je !
Le Chanteur : Une epidemie ? ! Ou cela ?
Le Fossoyeur : lei meme, a Sefrou.
Le Chanteur : lei ? Dans la ville des Cabbalistes ?
Le Fossoyeur : Ville des fantomes, oui ! Ca fait une semaine qu'un assassin fou se promene et expedie les gens des toits. Tu as vraiment trouve un bon moment pour une visite ! Qui cherches-til ?
Le Chanteur : Rebbi Raphael Moche Elbaz. Le Fossoyeur : Tu as trouve qui chercher I Eh bien ! Tu ne le verras plus.
Le Chanteur : Pourquoi ? Ou habite-t-il ?
Le Fossoyeur : (de'signant le cercueil} lei.
Le Chanteur : Quoi ? Le poete ?
Le Fossoyeur : Oui ! c'est un parent a toi ?
Le Chanteur : Non. Je suis venu pour I'entendre chanter
ses poemes. On joue ses compositions dans toutes les
villes de I'Atlas.
Le Fossoyeur: Quel est ton metier, mon ami ? Le Chanteur : Chanteur errant. Poete a ses heures.
En entendant le mot "poete", le fossoyeur, amuse, sort de sa poche un metre pliant, se met a mesurer le cnan-teur et a inscrire.
Le Fossoyeur : (mesure la hauteur) Un metre quatre-vingt-onze. (Mesure le tour d'epaules) Quatre-vingt dix-huit. Tour de poitrine...
Le Chanteur: Arrete ! Qu'est-ce que tu fais ? Le Fossoyeur : Tu es poete ? Le Chanteur : Et alors ?
Le Fossoyeur: Dans cette ville, les poetes sont des hommes morts.
Le Chanteur : Je n'ai pas ('intention de mourir si rapide-ment.
Le Fossoyeur : Le monstre ne te demande pas ton avis. II ne devore que des poetes. Trois parmi nos quatre poetes ont deja e'te precipites des toits cette semaine. (II mdntre du doigt le cercueil} Voici I un d'entre eux. II ne reste plus que Jonathan, fils de David. C'est le dernier poete. Apres lui — c'est ton tour. (Continue a prendre des mesures) Un metre trente — le tour de poitrine. Dis done ! de belles mensurations pour le cercueil d'un poete !
Le Chanteur : Ne compte pas sur moi !
Le Fossoyeur : Tout poete finit par s'ecraser sur le sol.
Le Chanteur : Je ne monterai pas sur les toits.
Le Fossoyeur : Tu n'y arriveras pas. Je vous connais. Un poete aime la position elevee, I'air des sommets, la tete dans les nuages, des oiseaux dans la tete. Les poetes volent ! les poetes volent !
Le Chanteur : Je suis lourd. Tu vois.
Le Fossoyeur : Qa n'en est que pire. Ecoute I Qa ne te coutera pas cher ! (tate les poules qu'il porte sur I'epaule) Excellente qualite et blanches par-dessus le marche. lei, il n'y en a que des brunes et des noires. C'est pour manger, ca ?
Le Chanteur : Non. Elles me donnent le ton.
Le Fossoyeur : Ah ! Elles te donnent le ton ! Eh bien ! Tu es perdu ! Tu es un poete incorrigible. Ecoute ! Nous n'allons pas nous disputer sur le prix. Yom Kippour approche. Donne-les moi en guise de kappara '' pour la veille de la fete, et je te livre ton cercueil.
Le Chanteur : Je n'en ai pas besoin.
Le Fossoyeur : Quand I'autre te poussera du toit, mieux vaut que t'attende en bas un cercueil decent et un bon fossoyeur qui te donnera des soins professionnels et loyaux...
Le Chanteur : Qui ressuscite les morts I
Le Fossoyeur : Qui les fait voter jusqu'au ciel !
Le Chanteur : (repoussant la main du fossoyeur qui con­tinue a mesurer et a tater) Ecoute, je te I'ai deja dit. J'ai I'intention de rester sur terre. Je ne me prepare pas du tout a mourir.
Le Fossoyeur : Qui te demande ton avis ?
Le chanteur ouvre son 6tui, en sort un instrument a cordes, dont I'aspect rappelle celui d'une mitraillette et le pointe en direction du fossoyeur.
Le Chanteur : Le voila bien accorde ! Celui qui est en possession de cet instrument ne saurait mourir. (S'eloigne) Laisse-moi !
Le Fossoyeur : (le suit) Ou vas-tu ?
Le chanteur "tire" en direction du fossoyeur un son unique, qui, dans le silence de la nuit, ressemble a un coup de feu. Le fossoyeur, effraye, s'arre'te. Le chanteur continue a jouer et s'eloigne. Une me'lodie des plus etranges emplit I'air. Le fossoyeur suit le chanteur du regard, ce dernier s'eloigne dans la ruelle aux escaliers puis disparaft.
Le Fossoyeur : Je serai toujours a ta suite, mon ami. Nous aurons encore bien ('occasion de nous rencontrer.
La lumiere s'atteYiue progressivement et s'6teint.
Kappara : la volaille qui est sacrifice en expiation (kappara) dans toutes les families a la veUle de la fete de Yom-Kippour, jour du Grand Pardon.

Scene III
Une piece sombre aux rnurs vieil or. Un plafond de poutres. A droite, une porte donnant sur une cour de type patio. A gauche, une fenetre donnant sur la ruelle. Dans le mur du fond, une porte et, derriere, des escaliers qui menent au toit. C'est la chambre d'audi-tion, la chambre de meditation ou isoloir de Jonathan et de son pere. La piece est pratiquement demunie de meubles mais semee de divers et curieux instruments de musique orientaux — surtout des instruments a cordes bien qu'il y ait egalement parmi eux des tambourins et des instruments a vent. Jonathan, seul dans la pidce, fredonne et s'accompagne d'un guernbri.

Jonathan : (chante pour lui-meme); El El acha'her va-afalela /od bi nechama va-ahalela Boker bekoumi /edrecha chemo Leili veyomi / ezkor neourno Dim'i vedami /nigra kemo Nozle ne'halim /ve-atzaltzela El El acha'her va-afalela / od bi nechama va-ahalela...™

La dessus la porte s'ouvre et entre une femme d'age mur. C'est la mere de Jonathan, Rina Elalilia. Soucieuse, elle insistc aupres de son fils.

Rina : Au nom de Rebbi Shimeon Bar Yohai', cesse de jouer I Ce n'est pas le moment !
Jonathan : (sans repondre, continue de chanter tout en la regardant)
Roch ma-amarai / chirakadma Chimkha afa6r / va-aromema Prisefatai'/lekha achalema Kodem haboker /va-agadela El £1 acha'her va-afalela /od bi nechama va-ahalela13
Rina : (insistant) Mon fits, tu I'aides a te decouvrir I Attends quelques jours, jusqu'a ce qu'on le trouve.
Jonathan : (ne rgpond pas. II continue) Mine se fatal'/mi yikrekha Lo ekhla od / va-avarkha. Godel kevodkha / vehadarkha Aguid lekhol yavo / va-amalela1*

Rina I'interrompt et eclate.

Rina : Que veux-tu ? Mourir ? Monte alors sur le toit et appelle-le ! (Elle montre les escaliers) Qu'est-ce que tu attends ?
L'on en tend des pas derriere la porte qui mene au toit et la mere de s'effrayer.
Jonathan : (interrompt son chant) C'est Pere. Ne t'inquiete pas.
Une cle tourne a rebours, la porte s'ouvre et David Sion entre, une lampe a petrole a la main, I'eteint, ferme la porte a cle et fait un geste comme pour les rassurer.
David Sion : (tend a son fils quelques plumes de colombes) Prends. Je t'ai amene le salut de tes colombes.
Jonathan : Comment ca va, la-haut ?
David Sion : Les toits sont vides et deserts. II n'osera rien faire. Des qu'il apparaftra, il sera repere.
Rina : Qui I'attrapera ?
David Sion : II n'attaquera pas tant que tout le monde est a ses trousses.
Rina : Et lui est aux trousses de ton fils ? (Elle designe Jonathan) Qu'il se taise done pendant quelques jours, ca vaut mieux pour lui.
David Sion : (reagit avec dedain aux paroles de Rina) Mais c'est un poete !
Rina : Et c'est mon fils unique !
David Sion : La ville a besoin de lui. II n'y a personne d'autre. II est le seul lien entre la communaute et son Dieu.
Rina : (replique avec un ton de reproche et de mepris) La communaute ! Toi aussi, tu as ete poete, jusqu'au moment ou tes cordes vocales se sont abfmees. Qu'est-ce que ca t'a rapporte ? (Montre les murs du doigt) Les murs ne t'appartiennent pas et ton toit est sans garde-fou. Tu as compose quatre livres de poemes. Qui s'en souvient ? Qa fait bien deux ans que tu n'as pas eu un seul reve et, en guise de poemes, tu copies les livres
sacres de la Tora et les mezouzot.15 Qui dans la commu-naute s'en soucie ? De grace, laisse-moi avec ta commu-naute. II t'ont bien laisse, eux I
David Sion : Je vais t'etonner. Je n'ai pas cesse de compo­ser de nouveaux poemes.
Rina : Ah oui ? Ou done ?
David Sion : (se louche le front) lei ! (son lointain d'un guembri)
Rina : (avec un grain d'ironie) Et qui t'ecoute ? David Sion : (montrant son oreille) Moi. Jonathan : Et moi !
Rina : Vous entendez toujours des choses que personne d'autre n'entend et vous voyez des choses que personne d'autre ne voit.

La me'lodie lointaine d'un guembri se fait clairement entendre. Les trois pretent I'oreille en silence. Jonathan continue a effleurer du doigt les cordes de son propre guembri. Les deux instruments dialoguent. La mere, effrayee, chuchote.

Rina : Dieu tout-puissant Qui d'autre joue donc dans cette ville ?
David Sion : (avec un soupcon d'epouvante contenue) L'esprit de Rebbi Raphael Moche Elbaz !

Jonathan continue a jouer tout en suivant les sons du dehors qui, "eux, se rapprochent graduellement. II en prolonge les sons et exige le silence.

Jonathan : Chut...
Rina : (fait taire Jonathan) Chut... Ne I'amene pas ici. C'est I'assassin. II te cherche.

Son fils est plonge dans le dialogue e'bauche' entre les deux instruments qui se font echo I'un a I'autre et fait taire sa mere.
.
Jonathan : Ecoute. Ecoute.
Rina : (tendue, se tourne vers le pere} Sors. Va voir qui c'est. Non. Regarde par la fenetre. Bism sdikim 'I'azaz. Au nom de Rebbi Amram Ferme la porte a cle. Eteins la bougie.

Le pere ferme la porte et souffle la bougie.

Rina : (a Jonathan) Laisse ton guembri. Reste tranquille. Je t'en supplie. Qu'il passe son chemin. Laisse-le s'eloi-gner. Tu I'appelles ? I Le voici.

Jonathan n'entend pas sa mere. II semble en transe. Prisonnier des sons. II continue a egrener des notes en reponse au musicien inconnu. Le son du guembri se rapproche a I'^pouvante de la mere qui, dans sa frayeur, se serre contre son mari, les yeux fixes sur la porte. La porte s'ouvre, comme d'elle-meme, et le chanteur errant fait son apparition, ses deux pouies sur I'gpaule. II se dirige droit sur Jonathan ot lui decoche ses notes a bout portant. Jonathan, sans se laisscr demonter, lui repond courageusement. Le couple des parents, apparernrnent paralyse de terreur, regarde la scene extraordinaire et redoutable au cours de laquelle leur fils, assailli par un etranger muni d'un instrument a cordes, y repond fort bien, comme en possession d'un secret de lui seul connu, souriant et serieux tour a tour. Un instant, Rina se reprend et chuchote a son mari.

Rina : Regarde ! Regarde les plumes !
David Sion : Ecoute en silence !
Rina : Les plumes ! David Sion, regarde les plumes !
David Sion : Femme, tais-toi ! Silence ! Chut.

Une melodie entrafnante et vigoureuse emplit I'espace, lorsqu'on entend le bruit d'une course et Preciada fait irruption dans la piece.

Preciada : (emue) C'est ce chant-la ! C'est ce chant-la !
David Sion : (a moitie hypnotise) Quel chant ? Quel chant ?
Preciada : (protegeant Jonathan) Celui qu'on a chante a Rebbi Raphael Moche Elbaz lorsqu'on I'a fait tomber !

Rina saute sur le chanteur, I'e'treint, I'empe'che de jouer et ('implore :

Rina : Epargnez I'enfant ! Je vous en supplie ! Ce n'est qu'un enfant I II cessera de chanter des aujourd'hui. Des demain. Ca fait longtemps qu'il veut cesser. Son pere aussi e"tait poete et ne Test plus. Croyez-moi, Mon­sieur. II ne composera plus. Epargnez-le, Monsieur. Je vous en prie. Ayez pitie de lui. Ne touchez pas au garcon.
Le Chanteur : (il garde encore ('expression egayee de son visage, mais il s'etonne) Je ne comprends pas.
David Sion : (hesitant) Tous nos poetes ont ete assassines en une seule semaine. Notre fils est le dernier poete. C'est notre seul fils. Vous comprenez ?
Le Chanteur : Le fossoyeur me I'a deja dit. (A tous) Vous vous trompez. Je ne suis pas...
David Sion : Alors qui etes-vous ? Que venez-vous faire ici ?
Le Chanteur : Je suis un chanteur errant. Je cherchais Rebbi Raphael Moche Elbaz, je voulais entendre ses chants de la DeMivrance, ses Chir£ Gueoula. A Ouezzane, Ton m'a dit qu'ici, a Sefrou, les poetes inventent leurs melodies, e*crivent leurs propres chants, construisent eux-memes leurs kamanzas "* et leurs guembris et qu'ils chantent pour eux-memes, et non pour leur auditoire. J'ai cru que je le trouverais ici.
Preciada : Mais ta melodie — que faisait-elle la-bas ?.
Le Chanteur : Quoi ?
Preciada : Ta melodie. Celle que tu nous as jouee mainte-nant. Que faisait-elle a I'endroit du crime ?
Le Chanteur: Cette melodie n'est pas a moi. Demande-le lui (designe Jonathan).
Preciada : Lui ?
Le Chanteur : C'est la premiere fois que je I'ai entendue,
grace a lui. Jonathan : Grace a moi ? Mais c'est toi qui me I'as fait
entendre.
Le Chanteur : Je n'ai fait que te suivre. Jonathan : Non ! C'est moi qui t'ai suivi. Le Chanteur : Non, non. Get air n'est pas a moi. Rina : Et les plumes ? les plumes non plus ne sont pas a
toi ?
Le Chanteur : Des plumes ? Rina : Pourquoi as-tu besoin de tant de plumes ? Le Chanteur : (regarde les poules) Ce ne sont pas des
plumes. Ce sont des poules.
David Sion brandit une plume blanche surgie de quelque part, I'approche des poules et regarde le chanteur droit dans les yeux. Le chanteur lui renvoie un regard interro-gateur.
Rina : Tu la reconnais ?
Le Chanteur : Je ne comprends pas. Qu'est-ce que j'ai a
voir avec ces plumes ? Jonathan : C'est la plume que nous avons trouvee dans la
robe de Rebbi Raphael Moche Elbaz. David Sion : On a trouve une plume blanche dans la poche
de chacune des victimes. Le Chanteur : (eclate joyeusement) Une plume blanche
dans la poche ? S'il en est ainsi, il n'y a pas d'assassin.
(Pause) II y a des poetes. Tous : Quoi ? Le Chanteur : Vos poetes ne sont pas tombes d'eux-
memes, on ne les a pas pousses non plus.
David Sion : Mais alors ?
Le Chanteur : Ils volent! ils volent ! Tous : Volent ? !
Le Chanteur: C'est ce qui s'est passe, il y a cinq ans a Midelt.
Tous : Que s'est-il passe alors ?
Le Chanteur: Dix personnes sont tombees la meme semaine, des plumes dans les poches.
David Sion : Mais comment ? pourquoi ?
Le Chanteur : Ils avaient recu une lettre leur annoncant la presence du Messie parmi eux.
Tous : Le Messie ? !
Le Chanteur : Oui, le Messie ! Et que lui, le Messie, les emmenerait sur un nuage a Jerusalem. Toute la semaine, ils escaladaient les toils pour inspecter le ciel. Attendre les nuages. Ils esperaient voir apparaftre le Messie sur chaque nuage qui s'approchait de la ville. A force de foi et d'enthousiasme, ils essayaient de s'elever et de voler. C'est exactement ce qui se passe ici.
Jonathan : Tu entends. Mere ?
Preciada : II n'y a pas d'assassin des toits. Chantons alors ! Montons sur les toits et chantons I Chantons I
Rina : (reste sur sa reserve) Ma fille ! Ton pere a decrete le couvre-feu, c'est a lui de le lever !
Preciada : Je I'annoncerai a mon pere par-dessus les toits (elle se met a chanter), il n'y a pas d'assassin dans la ville, il n'y a pas d'assassin dans la ville ! Jonathan est libre de chanter comme bon lui semble.
David Sion : (enthousiaste) Qui I'eut cru ? qui I'eut dit ? Qui I'eut dit ? qui I'eut cru ? Et qui a decouvert le secret ?
Le Chanteur : Par une lettre trouvee ainsi que la plume dans la poche de I'un d'entre eux. Dans la lettre, il racontait toute I'histoire et demandait, dans le cas ou il echouerait a voler et retomberait, que Ton cesse de cher-cher le Messie. C'est qu'il n'y aurait pas de Messie a trouver dans la ville.
David Sion : (ne se tient plus de joie) II y a un Messie dans la ville ! II y a un Messie dans la ville I (II etreint et embrasse le chanteur)
Preciada : Quoi ?
Jonathan : Comment ?
David Sion : (plus ferme encore) II y a un Messie dans la
ville ! II y a un Messie dans la ville I (il etieint et
embrasse le chanteur). Grace a toi, mon coeur delire de
joie de savoir que les battants des cloches de I'esprit
saint vibrent en toi.

Rina : (lointaine) Ne divague pas

David Sion. Ton fits unique est en danger ! Veille sur lui !

David Sion : Ne t'inquiete pas, femme ! Ne t'inquiete
pas I Si Ton nous appelle, il faut partir.

Rina : Qui t'a appele ? Tu n'as pas encore recu de lettre (avec ironie)

David Sion : De lettre, non, mais une melodie !

Le pere serre son fils dans ses bras, etreint et embrasse le chanteur/II embrasse Preciada, puis sa femme, puis se tourne vers son fils tout en fredonnant joyeusement la melodie :

David Sion : Mon fils, la melodie est notre. Je veux voir demain la tete du rabbin Makhlouf et de Mimoun Sirido, le gabbai", quand ils entendront que le meurtrier a fait place au Messie. Ya/lah mon fils, Salseleha outro-memeka.

Le pere remet une plume qu'il a en main a son fils. David Sion : Prends 93. Avec'une plume, ca sonne mieux !
Le pere fait signe de joucr puis se met a danser tandis que son fils et le chanteur jouent a nouveau la me'lodie tout entire puis dansent avec lui. Le pere entraine Preciada dans la danse. Rina n'est pas prete a se laisser entrainer. Decouragee, elle quitte la piece en claquant la porte.

Obscurite.

Scene IV
Meme endroit. Le lendemain. Les deux chefs de la com-munaute' sont chez David Sion. Tous deux sont parti-culierement e'le'gants et pleins d'allant.

Makhlouf : Un Messie ? quel Messie ?

Mimoun : Un Messie en ville ? Une epidemic en ville, oui !
David Sion : Essaie d'entendre le deploiement des ailes de la Gueoula,20 I'approche de la redemption.
Makhlouf : Fssaie d'entendre le deploiement des ailes de la mort. Si la vie de ton fils t'cst precieuse, oublie ton Messie et continue a chercher avec nous I'assassin...
David Sion : Mais, tres honore Rabbin, ils volent I Us volent !
Makhlouf : On les a precipites I On les a fait tomber ! On les a pousses I Voila qu'un chanteur errant, sans nom, visiteur d'un soir, apparaft et renverse tout ton univers sens dessus dessous. A ta place, j'inspecterais ses plumes et m'assurerais que je n'ai pas, par megarde, introduit chez moi le monstre en personne.
Mimoun : Ecoute-moi, David Sion, mon ami. Un Messie, c'est un joli jeu mais qui coute cher ! Tu peux t'amuser avec des reves et des visions. T'occuper de la Merkava,21 demander qu'on t'envoie le chariot aile et meme I'instal-ler chez toi, mais cela ne nous est pas permis. Nous devons veiller sur la vie des fideles et celle de Jonathan. Si chacun se met en quete du Messie, qui decouvrira I'assassin ? Qui protegera ton fils ?
David Sion : Mais il n'y a pas d'assassin I Au nom de tous les saints, ecoutez-moi ! Les poetes volent ! Personne ne les fait tomber I Ils volent ! Ils volent ! Si tu veux proteger mon fils, il nous faut decouvrir le Messie.
Makhlouf : S'il y a ici un Messie, pourquoi ne se montre-t-il pas ? Pourquoi ne se manifeste-t-il pas ?
David Sion : Peut-etre que cela ne lui est pas encore per­mis. Peut-etre faut-il que ce soil nous qui le decouvrions.
Makhlouf : Nous ? et comment le reconnaftrions-nous ? Peut-etre le connais-tu, toi ? De quoi a-t-il I'air ? Quelle est la couleur de ses yeux ? bleue ? noire ? et ses che-veux ? lisses ? boucles ? Et que fait-il ? Est-il chan-tre ? portefaix ? bourrelier ? copiste de livres sacres ? Peut-etre est-ce toi ? Ou alors peut-etre moi ? ou encore lui ? (designe le gabbai').
David Sion : Dans le livre du Zoharn il est ecrit...
Makhlouf : Ne te mets pas a me decrire sa physionomie d'apres le livre du Zohar, c'est un portrait qu'on ne peut accrocher au mur...
David Sion : Nous annoncerons la nouvelle. Quelqu'un prendra contact avec nous.
Makhlouf : J'ai du nouveau a t'apprendre. La nouvelle a deja fait son chemin. Elle vole partout. De ses propres ailes. Depuis que ton chanteur est arrive, cinq Messies sont deja venus me trouver. Oui ! Cinq Messies !
David Sion : Quoi ?
Mimoun : Tres honore Rabbin, a I'office du matin. En plein cha'harit,1* sept autres Messies ont deja fait.leur apparition. Uniquement a Dar E-Skaya on en a trouve quatre.
Makhlouf : Et tous ont promis de voler. Oui. De voler. Chacun veut prouver qu'il est le Messie en volant. Dans cette ville, mon ami, tu trouveras dix Messies par mai-son. Mais il n'y a qu'un assassin \ II n'y a qu'un seul assassin !
David Sion : (pensif, comme pour lui-meme) Mais les gens ne volent pas comme ca...
Makhlouf : Laisse-nous decider qui vole. Et pourquoi il le fait.
Mimoun : Je t'assure, David Sion, mon ami, que s'il y avait un Messie dans cette ville, je serais le premier a le savoir. C'est impossible qu'il y ait un Messie ici et que, moi, je ne sois pas au courant. Un Messie, pa ne pousse pas en un jour. Un Messie, on ne trouve pas un Messie comme ca dans la rue. On ne parachute pas un Messie comme ca. Nous avons ici — Dieu soit loue — un Rabbin et nous avons ici un Gabba'f (il se designe et designe Makhlouf). Une souche aussi heureuse ne peut prendre racine et pousser que de I'interieur, que du sein meme de notre communaute'. En un milieu pareil, un tel Messie trouvera toujours quelqu'un pour le reconnaftre, pour le recommander. Et ce n'est. pas a un quelconque chanteur douteux de me presenter son candidat. N'importe quel visiteur d'un soir ne saurait venir nous designer qui est le Messie.
David Sion : A Dieu ne plaise, votre Honneur. Personne n'a songe a recommander ou designer. On ne designe pas un Messie. Un Messie naft Messie.
Makhlouf : (impatient, voudrait conclure) Eh bien ! s'il te plaft, epargne a la ville un nouveau tumulte. C'est bien assez d'un assassin, nous n'avons pas besoin d'un Messie...
David Sion : Mais puisqu'il n'y a pas d'assassin I
Un hurlement de frayeur dechire I'air suivi d'un fracas de chute. Le Rabbin et le Gabbai', e'pouvante^s, se pr6ci-pitent au dehors. David Sion, pris de crainte, appelle son fils.
David Sion : Jonathan, Jonathan ! Mon fils, mon fils ! Jonathan I
Du dehors, I'on entend la voix de Jonathan qui r6pond (du toil) :
Jonathan : Je suis la, Pere, je suis la !
David Sion se pr^cipite vers les escaliers qui menent au toil, vers son fils.

Obscurite

Scene V
Un toil parmi d'autres. Un parapet bas. Du linge sur une corde. La nuit. Une lune demesuree. Des etoiles. De loin, les toils presses les uns centre les autres de la petite ville orientale. Le minaret du muezzin. Des coupoles. De pres — des tresses d'oignons, d'aulx, de poivrons. A droite, un colombier. A gauche, la porte d'entre"e. Jona­than, dans te cape cramoisie de Rebbi Raphael Moche Elbaz, se tient pres du colombier, au bord du toil, observe les rues et les toils vides. II joue doucement sur son guembri des passages de la melodie etrangere. De temps en temps, il s'interrompt, et se promene, pensif, au bord du toil. II percoit les bruits de la nuit, des rossignols, des grues, des poules. Un instant, il s'empare d'une colombe, la caresse et semble sur le point de lui donner la volee. Sur le toil proche; plus haul, apparaft Preciada. Elle ('examine a la derobee comme en embus-cade. Elle est vetue d'une toge brune aux largos manches, decouvrant la blancheur de ses epaules. Preciada descend en silence, arrive subrepticement jusqu'au linge, so cache tant soit peu derriere et de la, plonge vers lui, les mains tonducs pour le pr6cipiter. Au dernier momenl, il laisse 6chapper la colombe et attrape Preciada par les mains. Sans tourner la iSle vers elle, il gronde :

Jonathan : Ne me mets pas a I'epreuve !

Preciada : Ce n'etait pas serieux. Juste pour rire.


Jonathan I'attire vers lui. Tous deux regardent en bas.

Jonathan : Tu vois ce trou noir en bas. Regarde.

Preciada : (regarde) C'est tentant.
Jonathan : C,a donne le vertige. Regarde comme la colombe vole sur les toils !
Preciada : C'est si beau !

Elle tend la main par-dessus le toil comme pour attraper la colombe. Jonathan la tire en arriere, murmure :

Jonathan : Fais attention. Fais attention.

Preciada se serre centre lui, se niche dans son giron, murmure :

Preciada : Attrape-moi, je suis ta colombe. Ta colombe blanche (I'attire de nouveau vers le bord du toit, d'une voix seductrice). Fais-moi voler ! Pousse-moi !
Jonathan : Qu'est-ce que tu dis ?
Preciada : (d'une voix erotique et envoutee) Fais-moi voler. Je peux voler. Pousse-moi ! Pousse-moi ! Je vole. Pourquoi ne me pousses-tu pas ?
Jonathan : Tu te rends compte de ce que tu dis ?
Preciada : Oui. Mon amour (pelotonnee tout centre lui), ne pose pas de questions. Pousse-moi. Pousse-moi. Je ne peux plus attendre.
Jonathan : Arrete. (il la caresse) Pas ici. Pas maintenant.
Preciada : Nous sommes seuls sous la voute du ciel. La ville dort. Les toits sont vides. Personne ne nous verra. Fais-moi voler. (II la caresse tout en regardant autour de lui) Jonathan. Pousse-moi.
Jonathan : (cede a ses caresses, I'embrasse) Tu es prisonniere de tes sortileges.

Preciada : (le caresse et I'embrasse) Je suis prisonniere de tes chants.

Preciada se louche la poitrine. Decouvre un sein et le caresse de sa propre main. Puis, prend la main de Jona­than et la pose delicatement sur son sein. Elle met sa main sur celle de Jonathan. Elle le laisse palper un long moment et le regarde dans les yeux

.
Preciada : C'est un oiseau. C'est un oiseau

Jonathan : (tient son sein dans la paume, chuchote tout centre elle craintivement) Ma colombe, ma colombe !
Preciada : (se lovant a lui amoureusement) Its volent ! Us volent !
Jonathan : (murmure a son oreille et son corps) Mon ange, mon ange !
Preciada : (tout en s'enfoncant et s'elevant en lui) Si tu L'es, devoile-toi.
Jonathan : (dans un murmure, aimant) Tu es tout bonne-ment amoureuse.
Preciada : (haletante, aimante) Tu es le Sauveur.
Jonathan : (I'enveloppe de son corps et de sa cape) Je suis simplement un poete.

Preciada delire d'amour. Tantot plongee dans Jonathan, tantot elle I'entoure, murmure pour lui et pour elle-meme comme en transe.

Preciada : Tes doigts jouent avant de toucher les cordes. Au lieu de sons, des colombes s'envolent entre tes cordes et laissent derriere elles une trafnee de feu. Tu appartiens a un autre soleil. Au-dessus de toi, la lune bat comme un coeur. Tu es la lumiere et la splendeur. Tu es I'eclair. Tu es la tempete. Tes veines charrient un air electrise.

Jonathan se degage peu a peu d'elle, se dirige vers le bord du toit.

Preciada : (le suit) Un rien, une etincelle et tu t'eleves dans les airs. Rien qu'un saut et tu decolles.

Jonathan deploie les ailes de sa cape, se tient le dos tourn6 vers Tab fme.

Preciada : Ton poids diminue. Tu es plus leger que I'air.


Elle tend les mains vers lui pour I'attirer ou le pousser.

Preciada : Tu es en train de susciter une force d'attraction vers le haut. Tu vas t'elever. La terre fuit. Tu decolles, tu t'eleves, tu voles !

Jonathan au bord du toit, comme hypnotise, fait des mouvements de decollage, tout pres de tomber. Preci­ada, comme une magicienne hypnotiseuse, les mains tendues vers lui, se tient prete pour une derniere parole ou une poussee ultime, mais a ce moment en direction de la porte du toit dont les gonds ne cessaient de grin-cer, apparaft le chanteur qui s'elance vers Jonathan :

Le Chanteur : Arrete ! Qu'est-ce qui se passe ici ?
Preciada : Ne le touche pas !
Le Chanteur : II tombe, bouge-toi de la !
Pieuiada ; (muntidrit qu il nu va pas tombet) Hegarde ! Mais regarde !

Jonathan son corps est completement en dehors. ses jambes tiennent seules sur le bord du toit. Seul, I'equi-libre d'un oiseau permet une telle position. II en a d'ailleurs ('aspect et la silhouette. Le chanteur reste sans bouger a sa place, comme petrifie, a contempler ce qui se passe, il n'ose pas approcher.

Preciada : (au chanteur) II est le Messie ! (a Jonathan) C'est toi I le seul, I'unique. II n'y en a pas d'autres a part toi ! (Elle fait un mouvement, les mains en avant comme pour pousser Jonathan).
Jonathan : (pris subitement de peur) Tu vas me faire tomber ! Je tombe, je tombe ! (tend les bras vers le chanteur) Donne-moi la main ! Je tombe ! Donne-moi la main. Donnez-moi la main.

Le chanteur sort de sa torpeur, s'elance vers Jonathan les mains tendues et I'attirc a lui. II I'etreint et I'em-brasse comme pris de vertigo.

Le Chanteur : (a Jonathan) Tout va bien, tout va bien.
Preciada les regarde tous deux en silence. Elle a garde sa place et une certaine distance- los snpnro. Jonathan lui tend la main et elle s'approcho pour se joindre a Icur etreinte. Us restent ainsi tous trois un bon moment reunis dans une etreinte silencieuse et prolongee.

L'obscurite se fait progressivement.

Scene VI
Sur le toit au crepuscule. Rina Elalilia improvise un parapet au bord du toit, au moyen d'une echelle, d'un pigeonnier, de morceaux de bois et de branchages, d'ustensiles divers et de cordes.
La porte du toits'ouvre lentement. David Sion apparaft. II s'arrete un moment dcrriere sa femme jusqu'au moment ou elle se rend compte de sa presence. Elle se retourne subitement effrayee.

Rina : Oh ! la
David Sion : II va s'envoler a tout moment I Femme ! Que fais-tu ?
Rina : Rien qu'un petit parapet, tout petit. Par prudence.


David Sion, on coldre, enlove ce qu'clle construit.

David Sion : Le temps est venu que tu y croies.
Rina : Je crois.
David Sion : Alors pourquoi lui barres-tu la route ? Laisse passer le grand air I (II continue a debarrasser le bord du toit des elements que Rina y avait deposes). Ouvre-moi ces pigeonniers ! Libere les colombes ! Laisse voler les plumes ! Laisse voler les plumes ! (II ouvre le pigeonnier).
Rina : (essaie de le calmer) Quelqu'un peut le pousser. II peut faire un faux-pas. Comme ca il pourrait avoir sur quo! s'appuyer. Un parapet, ca ne peut pas lui faire de mal.
David Sion : Par les temps qui courent on ne peut plus se fier a un parapet. II peut tout simplement s'effondrer. (Entre en extase) L'abfme ! La profondeur ! C'est ca le vrai garde-fou ! (II lui caresse sensuellement le visage) Seduire (II fait la cour a Rina) La distraire, I'exciter, la provoquer (II s'approche du gouffre) et garder I'equi-libre (II se place au-dessus du vide, au point de perdre I'equilibre, ce qui suscite les cris epouvantes de Rina) voila ce dont il a besoin (II se penche au-dessus du vide et regarde) Regarde comme elle est belle la profon-deur ! (montre le vide), femme ! Quiconque regarde dans ses yeux se met a chanter. (II avance au-dessus du vide, a la grande frayeur de sa femme) Quiconque saute en elle s'envole ! (II effectue un saut en retour vers sa femme et I'etreint dans ses bras) Laisse notre fils la conquerir !
Rina : Qu'il s'exerce d'abord ! Un peu. Pour I'exercice, le parapet c'est plus sur.
David Sion : On n'en a pas le temps. On n'a plus le temps pour s'exercer I C'est une affaire de minutes. II peut s'envoler a tout instant. C'est pour ga que je suis venu maintenant, c'est pour te le dire.
Rina : (effrayee) Non, ne me le dis pas. Pas encore.
David Sion : (qui essaie de I'encourager) Mais tu ne sais pas quel aigle tu as couve. Tu ne sais pas quel oiseau tu as fait grandir de dessous tes ailes ! II faut que tu com­mences a t'habituer a I'idee que ton fils est le Messie ! Mais oui ! Ton fils ! Ton fils est le Messie !

Rina s'appuie au mur, met ses mains sur ses yeux et pousse des rales sourds. David Sion la prend dans ses bras et essaie de la calmer


•David Sion : (la calmant) Mais oui... Ton fils est le Messie.
Rina : David Sion, laisse-moi tranquille. J'en ai assez de tes folies. Non, mais est-ce que j'ai I'air d'etre la mere du Messie, moi ? Regarde-moi un peu. C'est de cela qu'elle a I'air, la mere du Messie ? Je sais cuire une soupe aux haricots et un couscous aux pois chiches et a la citrouille. Moi, je ne crois pas etre la mere d'un Messie. Laissez-nous tranquilles, moi et mon fils. C'est bien assez qu'il soit poete. Va trouver le chanteur qui t'a trouble I'esprit, qu'il vole, lui. Oui. Le chanteur. II lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Moi, je veux mon fils sain et sauf. Avec des semelles de cuir epaisses. Pas avec des ailes. Et si tu veux devenir fou, sois fou tout seul. Laisse-nous tranquilles ! Laisse-nous tranquilles I
David Sion : Tu ne saisis pas quelle grandeur Ton a deposee d'en haut sur tes epaules. Tu es la femme la plus impor-tante qui soit de nos jours. Essaie un instant de planer au-dessus de tes casseroles...
Rina : II y a suffisamment de gens qui planent dans cette ville. Mais le fossoyeur les attend en bas ! Oui, le fossoyeur les attend (Quelque peu apres) Le monstre des toils ne desespere pas de mon fils. II I'appelle a present Messie et toi, tu tiens des paris sur sa vie.
David Sion : Je ne tiens aucun pari, femme I II a change. Je te I'ai dit. Ton fils a change ! Nos lois n'ont plus de prise sur lui. II s'eleve presque ! II plane presque I C'est de sa seule volonte qu'il garde contact avec le sol. II se retient. II ne permet pas a ses ailes de I'emporter. C'est lui qui les controle. II est tout juste sur le point de decoller. Ne lui barre pas la route.
Rina : (faiblit) Que veux-tu de moi ? Mais qu'est-ce que jedois done faire ? t"
David Sion : Fais-lui confiance. II faut que tu lui fasses confiance. Je te I'ai dit. Ta confiance, ta foi en lui lui est necessaire pour qu'il puisse recevoir la force de propul­sion dont il a besoin pour s'elever dans les airs. Crois en lui !
Rina : Mais s'il s'envole, il va tomber.
David Sion : Si tu crois en lui, il vivra. Crois I (sur le ton de I'ordre qui ne se discute pas).
Rina : Croire ? Comment croit-on ? Dis-le moi done, comment croit-on ? Je veux mon fils en vie.
David Sion : Ton fils vivra. II est le Messie.
Rina : (avec une douleur retenue) Je n'ai jamais entendu parler d'un Messie vivant.
David Sion : II faut te hater. Chaque moment compte. Nous pourrions arriver trop tard. (sur le ton de I'ordre) II faut croire ! II faut croire !
Rina : (au bord des larmes) Oh, mon fils ! Que peut-on encore demander a ta mere ?

Un bruit do pas se lail entendre sur lesescaliers du toit. Le pere fait signe a Rina de se hater et de prendre une attitude appropriee, il I'aide a essuyer ses larmes et murmure :

David Sion : Tu lui souris et tu le benis. Tu lui dis que...

La porte en direction du toil s'ouvre et Jonathan entre. II se tient un instant en silence et observe ses parents d'en haul. Son aspect est quelque peu different. Plus eclatant. Plus lumineux. Plus maigre aussi. Plus pale. Plus grand. Sur ses epaules, la cape cramoisie de Rebbi Raphael Moche Elbaz et sur sa tele un tarbouche rouge avec un pompon de plumes. Silhouette d'un grand oiseau. Les deux parties s'observent un long moment dans un silence tendu, le pere le rompt le premier en s'adressant au fils :

David Sion : Sache, mon fils, que nous le savions depuis longtemps, mais nous n'osions pas...
Jonathan : II est encore trop tot pour savoir.

Sa mere vient a sa rencontre. louche ses vetements, enleve ou arrange quelque chose, se cache la tele contre son cou et, d'une voix entrecoupee de larmes :

Jonathan : Quand je pourrai repondre, vous serez les pre­miers a le savoir.
Rina : (se retient pour ne pas eclater en sanglots) Si... tu... es... Lui... alors, fais attention... ne grimpe pas... trop... haut... ne te promene pas seul... la nuit...
Jonathan : (avec une froideur inhumaine) Mere, tout ira bien. Ne t'inquiete pas.
David Sion etreint les epaulcs de sa femme qui vient pleurer dans son sein, jette sur son fils un regard etrange et se tourne en direction de la porte.
David Sion : Viens, femme vertueuse, viens, sortonset lais-sons le fils travailler. (A Jonathan) Que cette force qui est en toi te porte...

Ils sortent tous deux. Jonathan reste seul, prend son guembri et e'grene quelques sons.
La lumiere diminue puis s'eteint.'

Rina : Dans mes reves, peu avant mes couches, il me sem-blait que je mettais au monde un lion. Quelques jours plus tard, c'est de toi que j'accouchais. Maintenant, je vois que c'est un aigle que j'ai mis au monde.
Jonathan : C'est toi, I'aigle, maman. Moi — je suis Jona­than.
David Sion : Mon fils, ta mere et moi avons toujours fait de notre mieux pour toi. Nous avons le droit de savoir. Je t'en prie, prouve-nous que nous nous sommes mon-tres justes et bons.
Jonathan : Je n'en sais pas plus que vous.
David Sion : S'il nous est possible de faire quo! que ce soit pour toi, nous sommes a ta disposition. Dis-nous seule-ment quoi.
Jonathan : Non, Pere. Merci.
David Sion : Nous serons ravis de t'aider, il suffit de nous dire comment.
Jonathan : Laissons les choses arriver d'elles-memes.
Rina : (begayant, sur le point de sangloter) Dis-nous seule-ment si tu L'es.

Scene VII
La nuit. Le toit. Une lune immense. Jonathan et Preciada sont sur le bord du toit, des colombes dans les mains, et ils se caressent tout en murmurant :

Preciada : II faut que tu reveles le secret a tout le monde, mon cheri. Impossible d'attendre plus longtemps. Chaque jour, quelqu'un s'envole a la mort. Le gabbai' ecrit deja des poemes en cachette et monte sur le toit clandestinement pour attendre le Messie. Mon pere se prend lui-meme pour le Messie et — en secret — s'exerce a voler. Le bedeau et le chantre sont d'abord monies ensemble pour attendre le Messie. Puis ils se sont soup-connes mutuellement d'etre le Messie et se sont fait envoler I'un I'autre. Meme le muezzin. On dit que ce n'est pas vrai qu'il est tombe du minaret mais qu'il a saute pour prendre son envoi en pleine priere. II est temps que tu te manifestes. Pourquoi t'y refuses-tu ?

Jonathan : (sans cesser de la caresser) Mon enfant, c'est au-dela de mon pouvoir. Ne me presse pas... lorsqu'on m'appellera, je ne refuserai pas...
Preciada : Mon cheri, mon cheri, nous avons assez attendu. Tous t'appellent. Apres les poetes ce sont les cabbalistes qui se sont mis a voler et, a present, I'epidemie nous menace tous. II est temps que tu sortes de ta cachette et que tu te declares. C'est toi ! c'est toi ! II est temps que tu le discs a tous. C'est toi I c'est toi ! II est temps que le Sauveur apparaisse et que I'epidemie prenne fin. Meme ta mere est la, qui t'attend. (L'embrasse) Prete I'oreille, Jonathan. C'est toi I c'est toi I

Une etoile filante traverse le ciel et un bruit leger se fait entendre. Est-ce un chofar ? Us levent la tete, regardent autour d'eux.

Jonathan : Tu as entendu quelque chose ?
Preciada : Quo! ?
Jonathan : Ecoute. Ecoute.
Preciada : Quo! done ?
Jonathan : Regarde la-bas. Regarde !

En face d'eux, sur le toit eleve le plus proche, une vision fantastique apparaft. Sur le parapet, se tient un vieux Juif, un ballot sur I'epaule. Un chofar enroue a la bouche. II essaie en vain d'en sortir des sons. Puis il deploie les ailes de sa cape, se souleve sur la pointe des pieds comme pour voler. Tous deux demeurent a leur place, petrifies d'emotion. L'homme bondit, une deuxieme puis une troisieme fois, tombe presque du garde-fou. Un cri echappe a Preciada. Jonathan s'approche lentement de rhomme volant et lui adresse la parole doucement :

Jonathan : Rebbi Hai'm Avital ,ou vas-tu ?
L'homme-volant: Je m'envole pour Jerusalem, mon fiis. Mon tour est arrive.
Jonathan : Attends-moi, Rebbi. Encore une semaine. L'homme-volant: J'ai assez attendu, mon fits. Voici un
nuage propice. Au revoir a Jerusalem. Jonathan : (essaie de s'approcher) Laisse-moi t'aidcr. L'homme-volant: N'approche pas. Un nuage de tempete
vient a ma rencontre. Je suis sur sa route. Au revoir. Jonathan : Un instant, Rebbi, ne saute pas. L'homme-volant: Chchch... voici un nuage ! voici un
nuage !
Jonathan : Le nuage va se dissiper et tu tomberas ! L'homme-volant: Ce nuage s'est enfui, mais en voici un
autre qui approche. Je vais le chevaucher. Jonathan : N'essaie pas. Tu ne voleras pas ! L'homme-volant : (se dresse pour voler) Venez, nuages,
emmenez-moi a Sion. i
Jonathan : (d'une voix nouvelle, froide et imperieuse. Metallique) Amen. Je te le dis. Descends et ne vole point. L'homme-volant: (trouble) Je ne tomberai pas. Ne t'in-
quiete pas. Le Messie est ici.
Jonathan : Rebbi Hai'm Avital ! Je suis le Messie. L'homme-volant: Quo! ? Jonathan : Je suis le Messie, Rebbi Hai'm. Descends de la !
Descends !
L'homme-volant: Tu es le Messie ? (begayant, ne sachant que croire) Si tu es le Messie, donne un signe. Oui. Donne-moi un signe. Jonathan : (apres un silence) Un Messie ne donne pas de
signes.
L'homme-volant: (avec crainte et tremblement) Excel­lence ! Tu m'as appele ! ... Jonathan : C'est ce que tu crois, Rebbi Hai'm. Descends et
rentre chez toi.
L'homme-volant: J'ai recu une missive ! Tu m'as envoye une plume (il sort de sa poche et presente une lettre et une plume).
Jonathan : Les plumes volent d'elles-memes, Rebbi Hai'm, les plumes volent d'elles-memes.
L'homme-volant: Excellence, je te crois, mais si tu L'es, alors — accorde-moi un signe. Oui, accorde-moi un signe.
Jonathan : (prisonnier de la situation) Quel signe, Avital ? quel signe ?
L'homme-volant: Plane, 6 Excellence, oui, plane dans les airs.
Jonathan : Planer ?
L'homme-volant: Oui, Excellence. Si tu es le Messie, plane !
Pendant ce temps, de nombreux curieux s'assemblent sur le toil. De temps en temps, la porte s'ouvreet quel-qu'un entre, se fige face a la scene. Au debut, le couple des parents, puis le chanteur et pout-Sire me'me le rabbin, le gabbaf et d'autres. D'en bas, aussi, de la r'hiba, parviennent les voix des curieux qui echangent leurs impressions par des cris et des exclamations d'encouragement, de crainte, d'admiration, de peur, etc.
Voix : Avital, ne fais pas le fou ! A in lo rata, Elohim, zoulatekha ! " Nechama guedola ! Grande ame ! Une etincelle de Rebbi Chim'on Bar Yo'har Vehou ra 'houm yekhaper 'avon 26 II saute, it va mourir ! Ma mnor dika, ghir Ifrz " Vole enfin, Rebbi Hai'm, vole !

L'on en tend aussi la voix du fossoyeur.

Fossoyeur : Us volent I Us volent ! Je t'attends en bas, Rebbi Hai'm.

Jusqu'a la foule sur le toit, muette demotion, qui, peu a peu, commence a murmurer. Des voix faibles font appel a d'autres, plus audacieuses

Lorsque I'homme-volant presente sa supplique : Si tu es le Messie, plane. Tous — ceux d'en haul et ceux d'en bas — repetent d'une seule voix :

La foule : Oui, Excellence, si tu L'es, plane.
Le desordre est a son comble. L'on fait appul a David Sion, le pere, pour faire tairo la foule.

David Sion : Silence ! Silence ! Que Ton fasse silence ici !

Un silence absolu gagne la foule. Tous les yeux sontfixes sur Jonathan qui a recu la mise en demeure mais nefait pas mine d'obtemperer. Au bout d'un moment,rhomme-volant fait un mouvement desespere et sedeplace afin de mener a bien sa menace et de voter. Descris de frayeur se font entendre de toutes parts, tandisque I'homme releve les ailes de sa cape, se tient sur lapointe des pieds, et s'apprete a decoller du toit. Au meme instant, Ton entend I'appel aigu de Preciada a Jonathan. ;

Preciada : (a Jonathan) Plane ! Plane done !

Le cri de Preciada fige un moment I'homme-volant et suscite d'autres objurgations.

Le Chanteur : Plane, Jonathan, plane I
David Sion : Plane, mon fits ! plane ! Tu es le Messie !
Rina : Oui, fils. Plane, plane.
David Sion : Tu planes ! mon fils I
Le Chanteur : II plane !
David Sion : Oui, il plane !
Rina : Mon fils plane !
Jonathan : (les ailes de sa cape sont tendues jusqu'a leur
extremite) Je plane I vous voyez que je plane ! • Rina : Oui, mon fils, Tu planes ! Tu planes I
La foule : (dans un rugissement) II plane ! II plane ! Tu
planes ! II plane ! Le Messie : Vous voyez ! Je plane ! je plane ! vous
voyez !
L'homme-volant : (descend a sa rencontre, enchante) Oui, mon Messie, tu planes I II plane ! Tu planes, 6 mon Messie
Premier homme : Melekh beyofio ta'hazena eineinou. u
La foule : C'est un roi dans toute sa splendour que nos yeux contemplent.
Deuxieme homme : Atohi kma ravrevin, vetimhohi kma takifin,
Malkhout6 malkhout 'a/am, vesoultane bekhol dar vedar ! n
La foule : Que les forts tremblent et que s'etonnent les puissants, son royaume est de toute eternite et sa puis­sance de generation en generation ! Freres et amis, il est le veritable Messie ! Lui et nul autre !
Voici venir le temps de I'amour et le fiance quitte le dais nuptial. Chir hama'alot: Bechouv Adonai' et chivat Tsion...

La foule nombreuse se presse autour de Jonathan pour le toucher et I'embrasser, mais ce dernier porte" par I'enthousiasme populaire tantot emerge au-dessus des tetes et tantot perd pied et s'enfonce. L'enthousiasme se change en danse orgiaque, erotique et rituelle ou s'entremelent des chants d'amour et de salut divin, et les notes du guembri avivent la tempete pro-phetique au cours de laquelle hommes et femmes atteignent le comble de I'lmmaterialite de leur corps. Quelques-uns se debarrassent de leurs vetements, d'autres prient sur le sol ou s'elevent dans les airs. Le toil participe a la fete : le linge s'envole, les colombes s'elevent et battent des ailes. Les couples des parents aussi planent tout en dansant. Le Messie et Preciada,.sa fiancee, dansent I'un a cot6 de I'autre, comme perdus dans le brouillard. Rina 6treint le chanteur et I'embrasse sur la bouche. Preciada embrasse le pere, la mere, Jona­than. La lune illumine le tout. Unee'toile filante traverse le ciel. Sonnerie de chofar. Des colombes volent. Danses du ventre. Trilles de mawal
Priere du muezzin.
Un choeur de femmes accompagne en chantant la danse de Rina :
Femmes : A-lgmra 'ali, ali, wus'sa 'dara We- Yonatan Ben-David Sion f'hal leblara

A-lala atir atair midhoun blanbar W'ri'htak a-ima 'edawi I'amr32

Jonathan se met a chanter, tandis que le chanteur joue :

Jonathan : Chalom l even Dodi hatza'h veha'admon Chalom lakh meet raka kmo rimon L,ikrat a'hotekh routs, tze na lehochi'ah Outzla'h keven Yichai' Rabat Bne Amon, etc

Tout a coup, le chant s'interrompt. Un cri de terreur se fait entendre, suivi d'un bruit de chute. Tous font silence. Le tableau se fige. Toute la scene s'immobilise sur un seul mouvement comme dans un "frozen frame".
Rideau
*
Fin du premier acte


ACTE 2

Scene I
Le toil de Jonathan. II est pres de minuit. La voix du muezzin se fait entendre. Deux gardiens deambulent au milieu du toil chacun en direction contraire, chacun examinant une autre partie du toil. Us scrutent les lieux ou I'on peut se cacher et controlent si la porte du toit est fermee.
Le premier gardien s'arrete a cote de la porte et tend 1'oreille.

Deuxieme gardien : Alors ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Premier gardien : J'ai I'impression d'avoir entendu chanter.
Deuxieme gardien : (s'approche, colle son oreille a la porte) N'entends rien.

Le premier gardien met la main sur son front.

Deuxieme gardien : Qu'est-ce que tu as ?
Premier gardien : Je ne me sens pas bien. J'aurais voulu que notre garde se termine deja.
Deuxieme gardien : Prends patience. Minuit, c'est I'heure du crime ! C'est exactement a minuit que les trois freres Nahmani ont saute d'ici-meme !
Premier gardien : (dedaigneusement) Que les Nahmani se prennent pour des messies ? De miserables tailleurs comme eux ?
Deuxieme gardien : Avant-hier, ils s'etaient mis a chanter et c'est hier deja qu'ils se sont envoles. Quiconque chante, qu'on ('attache !
Premier gardien : Et ou etaient les gardiens ?
Deuxieme gardien : lei. Ils ecoutaient les chants du Tikkoun Hatsot[ (montre la porte) Ils se tenaient ici a
cote de la porte. Ils n'ont pas vu ce qui se passait derriere eux.
Premier gardien : Bouge-toi. Soyons en mouvement.

Les deux s'ecartent de la porle et poursuivent leur ronde.

Deuxieme gardien : Reste eveille !

Les deux gardiens continuant leur ronde en direction contraire. Ils arrivent au bord du toit et se retournent. Ils se croisent et approchent a nouveau du bord du toit. Mais voila qu'on entend de nouveau la mysterieuse rnelodie. Des le moment ou elle se fait entendre, les deux gardiens s'arretent tout juste au bord du gouffre, penches de facon dangereuse. Ils n'eri ont pas conscience jusqu'a ce que la melodie finisse de se faire entendre. Ils se retournent alors et reviennent aiitomatiquement sur leurs pas, face a face. Au milieu du toit, le premier gardien dit au second.

Premier gardien : Tout va bien chez toi ? Deuxieme gardien : Oui, pourquoi ?
Premier gardien : J'entends comme un son dans l'oreille. C'est peut-etre I'altitude ?
Deuxieme gardien : Ou alors la tension. Vingt-trois messies qui meurent en quinze jours. Sans compter les blesses, bofteux, contusionnes et membres casses.
Premier gardien : (la peur dans les yeux) Ou allons-nous, je me le demande !
Deuxieme gardien : Que le rabbin et le gabbai' mettent la main sur les somnanbules, les voltigeurs, les hommes du vol plane, les epileptiques et les lunatiques !
Premier gardien : Ou alors, qu'il y en ait un qui reussisse vraiment a voler !
Deuxieme gardien : (apres une hesitation) Mais qui ? Premier gardien : (apres reflexion) Jonathan ?
Deuxieme gardien : (dedaigneusement) Laisse Jonathan la ou il se trouve !
Premier gardien : (hesitant) Mais il a tenu un peu en I'air ! II voltigeait.
Deuxieme gardien : De ces voltigeurs, il ne sortira rien de bon. Qu'il vole I
Premier gardien : (continue a proposer des candidats au vol) Rebbi Makhlouf !
Deuxieme gardien : (surpris) Hein ?
Premier gardien : II a donne son vieux guembri a reparer au chanteur.
Deuxieme gardien : Tous les fideles de la synagogue 'Sla D'l'Hakham ont achete ou fait reparer leurs instruments de musique. Lui parmi les autres.
Premier gardien : II ecrit des poemes. (Silence) II s'exerce a voler I
Deuxieme gardien: Ecoute, Rebbi Makhlouf est un. homme prudent. S'il s'exerce a voler c'est certainement sur des toits bas. Au pire des cas, il se casse une jambe. lei, sur le toit de David Sion, il serait pris de vertige.
Premier gardien : Sur qui paries-tu ?
Deuxieme gardien : (le regarde intensement) Et toi ?
La melodie revient et tous deux se retrouvent au bord du toit essayant d'ouvrir des ailes. Us le font comme s'ils dormaient, ou comme sous I'emprise d'un charme, d'une hypnose, jusqu'a ce que s'arrete la melodie. C'est alors seulement qu'ils reviennent a eux-memes.
Premier gardien : II faudra qu'il gagne au premier tour.
Deuxieme gardien : Qui ?
Premier gardien : Celui sur qui je parie.
II se tail, tendu, puis poursuit:
Premier gardien : Ecoute, ecoute ! Tu entends ?
Deuxieme gardien : Quo! ?
Premier gardien : Un bourdonnement.
Deuxieme gardien : Un bourdonnement?
Premier gardien : Une melodie.
Deuxieme gardien : Une melodie ?
Le premier gardien, preoccupe par ses pensees, se met a fredonner en sourdine une melodie, jusqu'a ce qu'elle devienne un chant (tel que "Dodi yarad legano" ou "li amra ne'ima"). Tout en chantant, ses "ailes" s'ouvrent et s'e'levent. II chante pour son compagnon et pour la ville qui est a ses pieds. Le deuxieme gardien essaie en vain de I'en dissuader.
Deuxieme gardien : (etonne) Tu chantes, maintenant ? Mais cesse done ! Rebbi Yechoua ! Tu n'es pas chan­teur, toi ! Cesse de chanter que je te dis 1 Tu es cordonnier ! Et tu dois faire la garde I Mais qu'est-ce qui te prend ? Mais, enfin, fais attention I Rebbi Mimoun t'entendra ! Allez, ne chante pas et ne t'approche pas du bord ! Allons, cesse de chanter ! Prends garde ! Tiens-toi a moi ! Ne me lache pas I Mais cesse done I Tiens bien, tiens-moi I Tiens-moi I Tiens-moi !

Pendant le chant, la musique va en augmentant. Le deuxieme gardien continue ses objurgations a I'egard du premier gardien pris sous le charme du chant, mais son insistance va en diminuant. Et voila que lui aussi se met a essayer les gestes d'ailes en mouvements et il les fait au meme rythme que son compagnon, mais plus bas, comme a une "octave" plus bas.
Le premier gardien cesse de chanter, mais la musique continue et il se met a decoller, il vole presque, tout en enjoignant le deuxieme gardien :

Premier gardien : Ca va ? Rebbi Amram ?
Deuxieme gardien : II me manque de I'air.

Le premier gardien sort un eventail de plumes et en evente son compagnon.

Deuxieme gardien : (joyeusement surpris) Des plumes ? Premier gardien : Un eventail. Deuxieme gardien : Tu es messie ?
Premier gardien : Viens avec moi en haut. La le vent souffle. La on peut planer.

Les deux montent sur un toit plus eleve et se mettent a faire des sauts. Le premier gardien est aux commandes et le deuxieme se trafne derriere lui.

Premier gardien : Sur un toit pareil on peut s'envoler droit vers les cieux (geste d'envol).
Deuxieme gardien : Les courants d'air montent tout droit vers le haut (mouvement de vol plane).
Premier gardien : Je m'aiderai d'eux sans la moindre diffi-culte.
Deuxieme gardien : D'ici on peut prendre le saut d'envol avec plus d'aisance. Regarde.
Premier gardien : Ah ! Tu vois la cette colonne d'air ? La-bas !
Deuxieme gardien : Ah oui ! Je la vois. Premier gardien : Je saute sur elle.

Le premier gardien essaie de s'envoler, prend I'eventail de plumes et I'actionne comme s'il s'agissait d'une helice ou d'ailes. II appelle le deuxieme gardien.

Premier gardien : Aide-moi !
Deuxieme gardien : Comment ?
Premier gardien : Pousse-moi !
Deuxieme gardien : Je n'arrive pasjusqu'a toi !
Premier gardien : Est-ce que j'ai pris de I'altitude ?
Deuxieme gardien : On ne peut deja plus t'atteindre.
Premier gardien : Continue a me pousser !
Deuxieme gardien : Comment ?
Premier gardien : Chante avec moi !

Les deux gardiens entonnent ensemble des chants de gueoula et poursuivent leurs tentatives d'envol en pleine euphorie :

Premier gardien : La, maintenant ca va mieux ! Deuxieme gardien : Ah oui ! C'est mieux ! Premier gardien ? Ne lache pas !
Le deuxieme gardien chante exactement comme si le chant etait le carburant necessaire au vol et comme si le premier gardien etait le chef de chorale.
Premier gardien : C'est ca ! C'est pa ! Des trilles, faisdes trilles, envoie des trilles ! Tiens bien et ne lache pas ! (On entre dans le monde du cerf-volant et de son vocabulaire) Envoie I Lache de la ficelle I Lache ! Non, arrete ! Tiens la ficelle ! Tiens ! Oui ! Tire de cote ! Envoie ! Arrete ! Tire ! Laisse... Laisse... Libere de la ficelle ! Qa y est. Tiens ferme. Oui, lache un peu. Attention, fais gaffe ! Tire ! tire ! Ca tombe ! Mais vite enfin ! Qa y est tire ! Tire ! Tu tiens ? Tu tiens bien, hein ? Oh la la ! Formidable ! Quelle altitude ! Mais regarde un peu ! Regarde, puis-que je te le dis. Plus haut que le muezzin ! C'est fantas-tique ! (II s'imagine voler).
Deuxieme gardien : C'est vraiment fantastique ! (II s'ima­gine voler).
Premier gardien : Sur le toit de David Sion les vapeurs te montent au cerveau. L'air te penetre les os ! On devient oiseau.
Deuxieme gardien : On devient oiseau/"
Premier gardien : On devient un petrel !
Deuxieme gardien : On devient un petrel !
Premier gardien : Je sdislm albatros !
Deuxieme gardien : Tu es un albatros !
Premier gardien : Le vent m'emporte !
Deuxieme gardien : Le vent t'emporte !
Premier gardien : Je vole ! Je voooooole !

Le premier s'elance et court hors de la surface du toit, vers I'obscurito. Lc deuxieme cjatdien le suit en couront comme un somnambule, pour le retonir ou le rojoindre. II s'accroche a son dos at s'envole avec l,ui. Un double cri se fait entendre alors que Jonathan appa-raft en pleine course. II tend le bras pour sauver les gardiens mais il n'y a que leurs capes qui volent au vent. La voix du fossoyeur se fait entendre.

Le Fossoyeur: Les gardiens se sont envoles ! Les gardiens se sont envoles !

La lumidre faiblit et s'eteint.

Scene II
La piece de meditation. La nuit. Le chanteur joue pour lui-meme un air nostalgique. La "melodie" resonne en lui. Son regard tombe sur la cape pourpre de Jonathan, pendue a la porte de I'armoire. II se dirige vers elle, tend la main, ('examine a la derobee, regarde en direction du miroir, en direction de la porte. Examine a nouveau le vetement. Va vers la porte et la fermea cle. Depose son instrument de musique. Retourne a la cape, la prend et la depose precautionneusement sur ses epaules. Prend le tarbouche couvert de plumes et le met sur la tete. Se regarde dans le miroir. Examine son visage. II est serieux. II tourne autour de lui-meme et se regarde dans le miroir. Puis il souleve les pans de sa cape et tressaute, sautille comme s'il planait au milieu de la piece. Son visage est a nouveau face au miroir. II se tient immobile dans son accoutrement royal et murmure :

Le Chanteur : Le moment est venu de leur dire la verite. Impossible d'attendre plus longtemps.

Des pas rapides se font entendre puis la voix gemissante de la mere qui appelle :

Rina : Jonathan ! mon fils ! mon fils ! Jonathan !


Le chanteur, absorbe, entend les poings de la mere heurter la porte, comme pour I'appeler a I'aide.

Rina : Jonathan ! mon fils I Ouvre ! Ouvre-moi, Jona­than I Mon Jonathan !

Le chanteur regarde la cape qu'il a sur lui, la porte, le miroir. Apres une longue hesitation, il se decide. II souffle la bougie, ouvre la porte. La mere se precipite en gemissant dans la piece obscure. Convaincue qu'elle a affaire a son fils, elle s'elance vers lui. Tombe en pleu-rant a son cpu, I'etreint et I'embrasse. L'embrasse et pleure et gemit d'emotion.

Rina : Us veulent te prendre a moi, mon fils mien. Les sages t'ont mis au ban. Le Rabbin va te faire mettre hors la loi. mon aime, permettre que ton sang soit verse !
L'epidemie t'accompagne et te suit, qu'il dit le rabbin. Les gens s'envolent pour mourir au son de tes chants. Voila ce qu'il dit. Ton pere a demande d'attendre : Mon fils va nous sauver, attendez un jour ou deux et il volera. Le gabbai' a alors crie : On n'a pas le temps, ton fils nous extermine. Us veulent le sang de mon Messie. Ms veulent ton sang, mon tres cher. Dis-moi. Que faire ? que faire ?

Elle serre et embrasse le chanteur avec feu, comme si ses baisers devaient le sauver. Le chanteur se prete a ses caresses, les lui rend tendrement sans mot dire.

Rina : Ne quitte pas la maison, tu entends ? Ne monte pas sur le toit. Us attendent. Tu entends ? Promets-moi, mon fils ! Ne sors pas ! Ne sors pas ! Dis-moi !
Le Chanteur : (qui ne veut pas voiler davantage sa veritable identite) Sois tranquille, Mere.
Rina : (stupefaite) Qui es-tu ?
Le Chanteur : (apres un silence, d'une 'voix tranquille et
assuree) Je suis le Messie ! Rina : (frappee de stupeur) Non !

Le chanteur allume la lumiere. Se tient dans sa 'tenue royale face a la mere de Jonathan. II ressemble comme deux gouttes d'eau a son fils.

Rina : Non ! Non !
Le Chanteur : (hoche la tete) Si ! Si !

Elle se precipite vers lui, et le frappe a la poitrine de ses petits poings tout en criant :
Rina : Non I Non I

Le chanteur I'attire vers lui, la serre contre lui, comme s'il la protegeait.

Le Chanteur : Ecoute-moi.
Rina : Us vont le tuer ! Tuer mon fils ! Mon fils a
moi ! ... Le Chanteur : Us ne le tueront pas. II n'est pas en ville.
Rina : Ou, ou est-il ?
Le Chanteur : II est alle a la montagne s'isoler et chanter.
Rina : Us vont le declarer hors la loi et permettre que son sang soit verse.

Elle est moins tendue.

Le Chanteur : ... le sang du Messie.

Rina : Le sang de mon fils...
Le Chanteur : Mon sang. Ecoute-moi, Rina, en verite, c'est moi qu'ils cherchent. C'est moi. C'est moi. Je vais chez le Rabbin lui reveler la verite.
Rina : Pourquoi te moques-tu de moi ? (doucement) Pour-quoi te moques-tu de moi ? Qui t'a envoye pour que tu te moques de moi ? Qui es-tu ?
Le Chanteur : (la caresse et la serre centre lui) Je suis le Messie. Je suis ne a Ouezzane pres de Fes. Je suis le fils du poete Rebbi David Bouzaglou.2. Les etoiles ont reve-le a mon pere que j'etait le Messie.Nous avions de nom-breuses colombes sur le toit et grace a elles mon pere m'a confectionne des ailes. Nous volions durant les nuits, sans que nul n'en saclie rien, planant dans le ciel de la ville. Tandis que je grandissais, les gens cessaient de travailler et de payer leurs impots. Les poetes et les cabbalistes s'etaient mis a planer par-dessus les toits. Un beau jour, mon pere annoncait que le Messie venait et qu'il fallait sortir I'attendre. La meme nuit, tout le monde est monte, les paquets a la main. Us m'atten-daient, moi et les nuages afin que nous les emmenions en Terre Promise. J'aurais du descendre et leurapporter le salut mais je ne savais pas comment m'y prendre. J'ai craint I'echec. J'ai pris peur. J'ai redoute de n'etre pas celui qu'on attendait. Je planais tout en haut tandis qu'eux m'attendaient en bas. Ms attendaient et atten-daient, jusqu'au moment ou its se sont mis a voler les uns apres les autres et a s'ecraser au sol. Je ne pouvais rien faire. Je n'osais pas descendre. Je me faufilais avec
mes ailes au-dehors et je me suis enfui. Je suis devenu chanteur errant. Maintenant, je me sens fort Sur de moi. C'est moi. Moi. Je suis pret a prendre mes response-bilites. Je le ferai. Dans trois jours, je volerai ! je volerai !
Rina : (passionnee par le recit. Caresse le visage du chan­teur comme s'il etait son fils et son amant) Et Jona­than ? Mon fils ? Qu'adviendra-t-il de mon fils ?
Le Chanteur : (la caresse avec douceur et resignation) Jonathan vivra. II ne volera pas.
Rina : (avec une tristesse delicate, resignee) Je savais bien que je n'etais pas la mere du Messie.
Le Chanteur : (la serre dans ses bras, la caresse et la con­sole) Sois ma mere. Tu es ma mere. Tu es ma soeur. Tu es ma colombe. Tu es ma biche bien-aimee. Tu es la mere des poetes. Tu es la mere des rois.
Rina : Oh, Dieu tout-puissant. Que veux-tu de plus de Tame de ta servante ?
Le Chanteur : Sois ma mere. Je vais voler. Sois ma mere.
Rina : Oh, mon fils I Mon fils. Oh, mon Messie. Mon Messie.

Obscurite.

Scene III
Le toit. Premiere veille. La lune a la couleur du sang. Gemissements, lamentations, pleurs so font entendre du cbte rue.
Sans doute est-ce la nuit des Kapparot, sacrifice des volailles. L'air est plein de plumes. On entend le caque-tage des poules egorgees ainsi que les lamentations des pleureuses marocaines.
Le fossoyeur est la, guettant par-dessus le toit superieur comme un rapace nocturne qui se nourrit de cadavres. II se frolte les mains au moment ou il voit la porle don-nant sur le toit de Jonathan qui s'ouvre et laisse passer une personne qui sort sur la tertasse. Le fossoyeur souffle quelque chose a des hommes que I'on ne pout voir.

Le Fossoyeur : II vient. II vient. II vient (il fait un tour et revient). II s'approche. II s'approche (il fait un tour et revient}. II sort. II sort. II sort.

Une forme semblant etre celle du chanteur et drapee de la robe rouge de Jonathan apparaft sur le toil faisant des bonds imitant le vol plane. Elle erre tel un oiseau de nuit allant partout sur le toil, montant et descendant, examine la ville qui est en bas. Avance, court, saute, danse. Une musique se fait entendre petit a petit. On entend des "zgharet"3 et des rumeurs venant de partout. Des plumes volent par-dessus le enamour, elles vont en augmentant et s'accrochent a son vetement, I'empechent de passer, il lutte centre elles comme on le ferait dans une tempete de neige. Des pigeons egorges ont et6 jetes a ses pieds.
De quelque part au fond, au milieu de I'obscurite gene-rale, jaillit et croft une serie de flammes. Elles s'ap-prochent de plus en plus. Des hommes, d'abord assimiles a I'obscurit6 generate, apparaissent petit a petit, llssont derriere les flammes. Ces hommes portent des capu-chons noirs et ne peuvent etre identifies. Le chanteur, face aux flammes qui s'avancent vers lui, sort de I'etui qui I'enveloppait son instrument de musique. II se met a jouer comme si, de la sorte, il luttait contre les flammes qui approchent et les hommes porteurs des lampes s'arretent au son de sa musique. Le fossoyeur se detache du fond et vient au centre du toit, tenant dans sa main deux poules blanches. II les tourne par-dessus la tete des hommes du groupe qui vient d'apparaftre et se met & reciter la priere :

Le Fossoyeur : Zot kapparati, zot 'halifati, zot temourati. Hatarnegol y6!6kh lemita va-ana'hnou nelekh le'hayim tovim oulechalom 4

Le fossoyeur egorge les poules et les jette aux pieds du chanteur. Le chanteur, lui, cesse de jouer, se penche sur ces poules egorgees et les souleve. Les hommes se rapprochent du chanteur en un arc de cercle qui se reduit de plus en plus autour de lui. Celui-ci route les pans de son vetement, tente de fuir en foncant sur les assaillants qui lui ferment toute issue mais il n'arrive qu'a sautiller a la maniere d'un coq, il recule de plus en plus vers le bord du toit. Les autres le pressent de plus en plus au point qu'il ne lui reste plus aucune place pour quelque manoeuvre que ce soit et, a un moment donne, le voici comme suspendu au-dessus du vide. Les lampes s'eteignent subitement toutes a la fois et le chanteur perd pied. On entend un cri et le bruit d'une chute

dans la rue. Dans I'obscurit6 on percoit des chuchotements.

Chuchotements : Ton sang est permis. Ton sang est permis. Ton sang est permis.
La main qui le mene a la mort sera benie aux yeux de Dieu et des hommes. Le premier a le faire n'en a que plus de merite puisque celui-la a nui a autrui. Jonathan, tu n'es rien. II est mort Jonathan. Elle est morte I'epidemie. II est mort Jonathan. Elle est morte I'epidemie. II est mort Jonathan. II est mort Jonathan.

Scene IV
La r'hiba est vide et obscure. De nombreuses plumes et des gouttes de sang tombent des toits. La forme du chanteur est la solitaire, sautant et tombant tour a tour comme un coq egorge. Le chanteur rassemble ses forces avec beaucoup d'efforts et essaie une fois encore de prendre I'envol, de planer, mais c'est sans succes. II s'ecroule sur le sol ensanglant6 et couvert de plumes. Une autre forme humaine apparaft subitement du fond, portant a la main une bougie et elle court en criant en direction du chanteur gisant sur le sol :

La Forme : Mon fils I Jonathan, mon fils ! Mon fils, mon fils, Jonathan I

C'est David Sion penche sur le corps, la bougie a la main. Ses lamentations perdent peu a peu de leur violence. II chuchote au mourant :

David Sion : (e"bahi) C'est toi ?
Le chanteur re"pond d'une voix d'agonisant.
Le Chanteur : Je croyais que c'etait moi. (II lui montre sa main ensanglantee). Mais ce n'est que du sang. Du sang ordinaire. Ce n'est pas le doux liquide qui coule dans les veines des dieux.
David Sion : Ou est mon fils ? Ou est Jonathan ?
Le Chanteur : II est dans la montagne. II s'isole. Sauve-le. II n'est pas ce qu'il pense.
David Sion : N'ajoute pas de peche a un mefait.
Le Chanteur : Crois-moi, Jonathan n'est rien de ce qu'on pense. II n'est rien, Jonathan.
David Sion : Arrete la tes paroles et n'en dis pas plus ! Les morts n'enseignent pas la sagesse aux autres. Repose en paix sur ta couche.
Le Chanteur : II n'y a pas de Messie a Sefrou. II n'y en a pas. Dans cette ville, il n'y a pas de Messie I Sauve Jonathan I Sauvez-vous vous-memes et quittez la ville. Oubliez tout cela. A Sefrou il n'y a pas de Messie... ce... qu'il y a... c'est... un... assassin I un assassin I

Avec le mot "assassin", le chanteur rend Tame et on ne peut savoir s'il dirige son accusation sur David Sion qui le tient dans ses bras, alors que celui-ci sort de sa poche une plume blanche et la regarde d'un air mysterieux pour la mettre sous le nez du mourant, pour voir si son ame est encore en lui.
David Sion cache aussitot la plume, alors que deux femmes vetues de blanc accourent de loin. Preciada, qui pousse des lamentations, s'approche la premiere du corps, dont le visage est recouvert de la cape rouge. Persuadee que c'est Jonathan qui est e"tendu la devant elle, elle pleure a fendre I'ame.

Preciada : Jonathan mon aime ! Jonathan. Jonathan. Mon Jonathan.
Rina : (I'imite) Mon fils Jonathan I Mon fils I Mon fils I
Preciada : Jonathan. Mien. Mien.
Rina : Que je meure a ta place, mon fils. Mon fils cheri. Mon fils, mon Messie. Mon fils, mon Messie, mon fils.
Preciada : Mon amour. Ma douceur. Mon cheri.

Preciada se pr6cipite vers "Jonathan" pour i'etreindre mais le pere I'en empeche ferrnement.

David Sion : (froid, determine) II est mort.

Preciada n'accepte pas la cruelle definition, delate d'une voix douloureuse, dans laquelle il y a une once de prophe"tie :

Preciada : II n'est pas mort. Jonathan. II est vivant. Vivant. Vivant. Jonathan. Leve-toi. Tu es vivant, Jonathan. Tu es ici. Pas toi ! Jonathan. Jonathan n'est pas mort. II vit — c'est toi, ici. Tu vis, Jonathan. Leve-toi, Jonathan. C'est toi et tu vis. Tu n'es pas mort. Tu es vivant, Jona­than; Leve-toi, Jonathan. Leve-toi et (bartons, Jonathan.

La mere et la jeune fille tombent dans les bras Tune de I'autre en pleurant. Des ombres tout de noir vetues sortent de portes diverses et de diverses directions, elles se lamentent et leurs voix s'unissent en des plaintesqui revetent le caract^re de pleurs a la mode orientale. Tandis que la plainte s'enfle, David Sion emporte le corps et s'eloigne. Le fossoyeur, son cercueil sur le dos, surgit on ne sait d'ou, et trotte derriere lui, comme un joyeux chasseur de cadavres.
La lumiere s'attenue el s'eteint lentement.

Scene V
Meme lieu. C'est I'aube. Les plaintes montent jusqu'aux cieux. Une foule d'hommes et de femmes conduisent la ceremonie des morts selon le rite marocain. Bougies et lanternes sont allumees. Tout autour, on ne voit que fichus noirs. Le pere revient maintenant avec un cercueil amene de la ou il avail disparu avec le corps. Le cercuei l est porte" et accompagne par des croyants enthousiastes. Le fossoyeur marche en tele devant le cercueil, comme un pretre. II tient une lampe. Un brouhaha immense. Un long moment, le cercueil passe de main en main comme une sorte de tabernacle mysterieux; il plane au-dessus des tetes rapidement comme s'il avail des ailes. Le cer­cueil evolue au-dessus de tous comme s'il e"tait doue" de vie. Les gens sont avides de le toucher, et a force de passer de mains a mains, le cercueil se met a planer. Des chants et des cantiques sont sur toutes les bouches, accompagnes de melismes et d'ornements musicaux : "Adon Olam acher malakh... etc.", "Yochev beseter 'elyon..." Au point qu'il est difficile de determiner s'il s'agit d'un mariage ou d'une ceremonie funeraire. C'est une ceremonie somptueuse pour un enterrement de rois. C'est un requiem pour un roi marocain. Peu & peu, s'eleve la voix du choeur des pleureuses marocaines et de la vieille qui les dirige.
Les pleureuses : Ouila ma ndbt ma'ia. Haiti 'I'hzina Hani nsofha bl'in
Mazal 'zman yifadi ounkhlsolhom 'din Qua I Qua ! Sbri a-yma. Sbri souai' A-ouaili! Hada ma mktob 'alya A-ouaili I A 'ma Yhilha fdlal A-oua/Ji I Bid/' n'ami 'inya A-sbri a-yima. Sbri souai' A-ouaili. Hada ma mktob 'alya A-ouaili. I la 'anra a'rosha...
"

La voix des pleureuses arrive a un maximum d'extaseet entrafne tout le monde avec elle, et peu a peu, le cer­cueil est mis a bas, pose aux pieds du pere et des deux femmes. Des voix se font entendre parmi la tongue lamentation.

Premier homme : Tondez-vous la tete ! et enlevez les garde-fou des murailles et des toils en signe de deuil pour la ville.
Deuxieme homme : Les anges I'ont emporte sur les heros et I'Arche sainte est prise.7
Premier homme : Qui eut dit qu'un beau jour le Messie
viendrait pour de bon. Troisieme homme : Qui eut dit qu'un beau jour le Messie
viendrait et que nous le laisserions mourir !
Quatrieme homme : Qui eut dit que le Messie viendrait veritablement et que nous le tuerions !
Deuxieme homme : Cieux ! O cieux ! Dites au soleil eta la lune que la lumiere qui nous eclairait s'est assombrie.

David Sion s'eveille dans un cri en entendant le dernier verset, leve les mains au ciel, s'iricline prolondement a terre et murmure dans le silence qui I'emporte au moment ou il s'offre a la vue de tous :

David Sion : Poussiere ! poussiere ! 8 Quelle obstination est tienne, quelle audace aussi pour croire (dans un ricanement et un rire evidents) que le delice de nos yeux repose sur toi. Terre ! Terre ! (il se hausse un peu et le ricanement s'accentue) ton entetement est grand si tu penses que le luminaire sacre, qui a jamais illumine, que le Grand Maftre, le souverain grace a qui le monde fut cree, serait englouti par toi. (II se redresse el interpelle le cercueil) Mon fils, Jonathan ! lumiere des lumieres ! leve-toi et gouverne le monde ! (A tous, dans une quie­tude d'ame absolue) Mon coeur est avec mon fils, dans son cercueil, et je n'aurai de cesse qu'il me revienne. (A tous) Leve-toi, mon fils, et gouverne le monde !
Premier Homme Le Messie est mort.
Deuxieme homme Notre Messie est mort.
Troisieme homme : Ils ont tue le Messie.
(

A une certaine distance de la se tient un groupe d'hommes qui contemplent I'enterrement comme le feraient des Grangers, froids et distants. Leur hostilite" se manifeste par leur attitude. David Sion semble croire que les derniers versets viennent d'eux. II fait un mouve-ment pour calmer les esprits, se tourne vers le groupe et dit :
David Sion : (en reponse a la derniere phrase) Le Messie vit ! Ceux qui ont tue mon fils, pensent que mon fils est mort. Mon fils n'est pas mort. Mon fils est vivant, oui, vivant. Le Messie n'est pas mort. Le Messie est vivant.
Les gens le regardent avec stupefaction, une interroga­tion dans le regard. Preciada et Rina aussi le regardent avec des yeux etonnes et 6gares. Comme en re'ponse, il sourit myste'rieusement tant aux deux femmes qu'a la foule et il continue :

David Sion : (a la foule) Dans trois jours mon fils ressusci-tera. (Un murmure parcourt la foule mais il poursuit d'un ton sans equivoque) Votre Messie ressuscitera.

Le murmure se renforce, gros de points d'interrogation. David Sion reclame le silence d'un mouvement de la main et ajoute dans une sorte de demi-sourire emerveille :

David Sion: Jeudi, cinqieme jour de la semaine, apres le Chabbat, sera le premier jour de sa repparition et de sa ressurection. Vous saurez alors, O vous qui doutez, qu'il est le Saveur, le Seul, l'Unique, et il n'en est d'autre a part lui!


Le visage de David est tout a fait illumine l'orsqu'il continue:


David bion : Nous avons un pere
Voix dans la foule: nous avons un pere !
David Sion : Jeudi sera le premier jour de notre delivrance. Oui. Le premier jour de notre delivrance. II viendra a I'aube. Ouvrez les portes de vos toits ! Montez au plus haut I Entonnez un chant ! II viendra a I'aube ! II viendra ! II viendra !

Une voix solitaire se fait entendre, puis une autre, puis une autre.

Premiere voix : II viendra. Hou yavo !
Deuxieme voix : II viendra. Hou yavo ! Hou yavo !
Troisieme voix : Hou yavo ! Hou yavo !
La foule : (chante a I'unisson) Hou yavo. Hou yavo ! Yavo adir beyameinou. Yavo baroukh beyameinou. Yavo gadol beyameinou. Yom guila. Yavo. Yavo, etc.

Le chant messianique conquiert toute la foule. L'on entend la sonnerie du chofar. Jeunes et-vieux, (emmes et enfants se mettent a tourner et a dans'er. Du groupe des hommes distants se detachent ceux qui rejoignent la foule en liesse. La scene de la revelation du Messie sur le toil, avec sa tempete e>otique, va prendre une nouvelle dimension, alors que le cercueil occupe toujours le centre de la scene.

Rideau.


Fin du deuxieme acte


ACTE 3

Scene I
Chambre de meditation. Minuit. Le pere, la mere et le fils sont dans la penombre. Pres du mur du fond, un colombier. A I'interieur, une seule colombe. Le colom-bier est recouvert d'une cape, et par-dessus, le chapeau a rebords du chanteur. (Cf. Le Therapeute de Magritte.) Sur la cape repose le guembri-mitraillette du chanteur. Jonathan se tient a cote. Le pere en face de lui exige d'une voix ^nergique et froide :

David Sion : Toi, demain, tu ressusciteras !
Jonathan : Je t'ai deja dit, Pere, que je ne ressusciterai pas.
David Sion : (criant) Tu ressusciteras !
Rina : (une bougie a la main. Implorant) Ne crie pas ! On t'entend !
David Sion : (plus bas, a Jonathan) Tu m'as entendu ?

Jonathan est en colere mais se retient. Effleure a peine les cordes du gi :embri, murmure :
Jonathan : Tu m'as tue

!
David Sion : Ce n'est pas moi qui t'ai tue, Jonathan. Ce sont eux I Eux ! Ce sont eux qui t'ont tue" I mais tu leur montreras que tu es immortel. Qu'aucune oppo­sition ne passera.
Jonathan : Non ! Je ne peux pas ! Je suis Messie ! Tu entends ? Je suis Messie, pas comedien I
David Sion : (furieux) Tu n'es pas un ange ! (se designe et designe Rina) Tu es ne ! ne ! tu as un pere et tu as une mere ! Tu as le droit de te salir les ailes. On n'en meurt pas I
Rina : (au pere. En colere) En voila une facon de parler, David Sion. N'oublie pas a qui tu paries ! Ce n'est plus seulement ton fils. II appartient a tous. Prends garde a tes paroles ! (va former la fenetre).
David Sion : (a Rina) II est encore nai'f, ton fils. II est temps qu'il voie clair I Explique-lui que s'il ne ressu-scite pas, il mourra. Ils le liquideront ! Ils ont tente une fois de le faire et ils ont echoue. Ils essaieront encore. Et s'ils echouent, ils essaieront encore et encore, (a Jona­than) Ou vis-tu ? Demande a ta mere. Ce n'est plus la meme ville. Les poetes sont morts. Les cabbalistes sont decimes Les calculateurs des fins dernieres, les me'hachve kitzin ', eh bien, ils ont disparu. Les reveurs, les amoureux, les lunatiques, les somnambules, les prophetes, les inities, se cachent. Le conseil de la com-munaute tient les fideles par le ventre. Le gabba'f, le rabbin et le fossoyeur brouillent les signes, deferment le sens des versets, deferment \aguimatria* et le notrikon* et les sens qui en derivent. Encore un peu, ils prouveront que tu n'existes pas, que tu n'as jamais existe, que tu n'existeras jamais. Et tous les fideles approuveront. Amen.
Jonathan : C'est I'affaire des fiddles ! C'est leur affaire I
David Sion : Non, c'est ton affaire ! La tienne I Tu dois assumer la responsabilite du salut. Tu-". dois les con-vaincre. S'il leur faut pour cela un miracle, donne-leur un miracle ! Oui. Donne-le leur I
Rina : (s'interposant) Fils ! Cheri ! Saint ! Fais con-fiance a ton pere ! Ecoute-le I Tu n'es qu'un- jeune gargon et tu n'as pas encore vu comment les forts de ce monde se font la guerre.
Jonathan : Mere, s'il faut un miracle, nous attendrons que le miracle ait lieu. Que le miracle soit veritablement un miracle.
Rina : Pour qu'il ait lieu, peut-etre vaut-il mieux aider le miracle a arriver.
David Sion : C'est un devoir que d'aider le miracle a se produire ! Les choses ne viennent pas d'elles-memes.
Littcralcment : les calculateurs des fins dernieres, c'cst-a-dirc de 1'arrivec du Messie et de la Giieoula.
L'evaluation numcrique des lettrcs ct des abrcviutions rctrans-formdc en valcur liUdralc, cc qui pernict de determiner des sens nouveaux ct secrets.
Le notrikon ou notarikon, cc sont les abrcviations hcbrai'qucs vocalisccs ct souvent utilisccs pour leur caracterc mncinotcch-niquc.
Jonathan : Pere ! Tu oublies tout le temps qui je suis. C'est pourtant toi qui pretends que je suis Messie !
David Sion : Un Messie aussi doit s'aider soi-meme. II est defendu que tout se fasse uniquement par le ciel. C'est une occasion en or. C'est un moment unique ou la chance nous sourit. C'est une heure favorable. Ce n'est pas tous les jours que tu peux ressusciter !
Jonathan : Je ne parviendrai pas a m'elever dans les airs. Je n'arriverai pas a voler. Je tomberai.
David Sion : Leur foi te portera.
Des pas se font entendre sur les escaliers du toil. Le silence se fait dans la piece. Puis quelqu'un frappe a la porte. Le trio se regarde un long moment sans mot dire. Finalement Rina prend I'initiative et demande :
Rina : (craintivement) Qui est la ?
Preciada : (derriere la porte) C'est moi I moi ! Ouvrez I
Rina : (qui monte ouvrir) Que fais-tu la ? qui t'a ouvert la porte d'en haut ?
Preciada : Elle etait ouverte. Je n'arrive pas a dormir.
Rina ouvre la porte. Preciada se tient sur le seuil. Elle porte une longue robe blanche, tres transparente, qui la moule. Elle a sur la tete un chapeau noir orne' de fleurs et de plumes. Elle tient a la main une colombe. De la ou elle se trouve, Jonathan n'est pas visible. Lorsqu'elle descend, Jonathan tourne la tete vers le mur.
Preciada : (aux parents, tout en descendant) Je n'arrive pas a fermer I'oeil.
David Sion : Que se passe-t-il en haut ?
Preciada : Pas un bruit. Pas un accord de musique. Les toits sont vides. II n'y a que mon pere et le gabba'f et leurs hommes qui se promenent de toit en toit. Us veillent. Ms veulent voir qui ose venir attendre le retour de Jonathan. Jusqu'^ la derniere minute, ils n'y croiront pas. II n'y a pas a qui parler.
David Sion : La nuit est encore longue, Preciada. Ils se joindront a nous, eux aussi.
Preciada : Esperons-le. Tiens — une colombe. Encore une qui est a la recherche de Jonathan et ne le trouve pas. Elle m'a grimpe sur la main.
David Sion : Voici le colombier. Fais-la entrer.
Preciada se dirige vers le colombier, y mene la colombe qui, au passage, identifie Jonathan, alors que Preciada en se relevant I'apercoit a son tour. Pensant qu'elle a devant elle le chanteur, elle s'ecrie :
Preciada : (aux parents) Le chanteur est ici ? Pourquoi ne me le dites-vous pas ? (au chanteur suppose) On dit que tu as fui, que fais-tu ici ? Ou etais-tu lorsqu'ils ont tue mon bien-aime, lorsqu'ils ont tue Jonathan ? (aux parents) Pourquoi ne repond-t-il pas ?
Jonathan tourne la tete vers Preciada. II garde le silence.
Preciada : Jonathan !
Jonathan : Preciada ! <>otique et religieuse, embrasse passionne'ment et crain­tivement son visage et ses levres et murmure :
Preciada : Tu es revenu !
Jonathan : Preciada, leve-toi !
Preciada : Tu t'es leve, tu es revenu, 6 mon Messie !
Jonathan : Non, Preciada...
Preciada : Mon amour, mon cheri. Tu es vivant-!
Jonathan : Oui. Non. Je...
Preciada : Tu es vivant, mon bien-aime, mon sauveur et mon maftre. Tu es vivant. On t'a tue et tu as ressuscite.
Jonathan : Ce n'est pas ainsi. C'est moi...
Preciada : Oui. C'est toi, mon bien-aime. Mon roi. Mon liberateur. Mon sauveur. Mon dieu. Mon arrant. Mon berger. Mon mari. Ma nostalgic...
Jonathan : Preciada, on ne m'a pas tue
Preciada : Je sais, mon bien-aime. Personne ne peut te faire de mal. La mort n'a pas de prise sur toi. Tu es eternel. Tu es immortel. Tu es parti et tu es revenu. Tu es tombd et tu t'es releve. Nous avons interroge I'obscurite de la nuit : quand mon maftre nous sera-t-il rendu ? Quand mon maftre reviendra-t-il ? Et te voila bien d'aplomb debout sur tes jambes, 6 mon roi. Est-ce vraiment arrive ou I'avons-nous seulement reve ? Maintenant, mon amour, je sais que le cheol4 oii sont les morts, a ete conquis. Que la crainte de la mort n'existe plus, car tu es la vie. Tu es I'amour. Tu es le salut, la gueoula. Tu viendras a I'aube. Mon Dieu, quelle aube va poindre I Quelle aube ! (se dirige vers les parents) Faites-place ! Faites-place I Car le Messie vient a nous !

Preciada, qui s'enflamme d'enthousiasme, se met a danser ou a planer dans la chambre, embrasse tout le monde, ouvre les portes et les fenetres et appelle au dehors :
Preciada : Faites-place I Faites-place ! Car le Messie vient a nous. Sortez et voyez, 6 filles de Sion, le Messie vient a nous ! Faites-place ! Faites-place ! Car le Messie vient a nous!
David Sion court 3 elle et I'etreint en s'ecriant : David Sion : L'esprit saint parle par sa bouche.
Rina, stupefaite, se dirige vers Preciada, la presse centre elle, verse des larmes. Le pere se penche sur son cou, sa bouche, et embrasse son corps avec une ardeur passion-nee. Jonathan regarde, conquis, fascine, le trio qui s'etreint dans un tourbillon d'instincts et de foi. A moitie defaillant, il entend son pere donner des instruc­tions a Preciada :
David Sion : Va dire a ton pere que le Messie est revenu. Va lui dire que mon fils s'est leve d'entre les morts. Qu'il vienne et prenne sur lui le joug de sa royaute, car voici que point I'aube de \agueoula.
Preciada semble planer dans la chambre a force d'en­thousiasme extatique, seme des baisers a tout vent, et repond :
Le monde des morts.
Preciada : J'y vais. Je vais lui dire que tu es revenu d'entre les morts... tu es revenu d'entre les morts... car mon amant est revenu d'entre les morts... revenu d'entre les morts...

Preciada sort et le couple des parents se limit en silence devarit leur fils qui les regarde stupefait et perplexe. Peu a peu, I'expression de son visage se fait plus clnire. Colere. Irritation. Le pere s'adresse a lui d'un ton dp constat sans equivoque.

David Sion : C'est la verite. II n'est pas de verite en dehors de celle a laquelle souscrit le plus grand nombre. Sois fort — tout s'arrangera.
Jonathan : (eclate) Libere-moi de ta verite. Monte ton spectacle sans moi !

Jonathan, furieux, son guembri a la main, quitte la piece pour se rendre sur le toit. II claque la porte derriere lui, et laisse le couple des parents tout seul dans un grand vide. Rina, au bout d'un momenj, tente de se rendre compte, questionne. Tatonne :

Rina : Peut-etre vaudrait-il mieux lui donner quelques jours. Qu'il s'habitue a I'idee. Qu'elle prenne corps en lui, un tant soit peu... peut-etre peut-on reculer la chose ? ... II n'est pas necessaire que \agueoula soit pour demain.
David Sion : La gueoula est pour demain. On ne peut la reculer...
Rina : Tout a coup, tout en un seul jour. Sans le prevenir a I'avance. II aurait au moins fallu y faire allusion. Pas comme ca. A I'improviste.
David Sion : A I'improviste ? II doit le savoir. II doit tou-jours etre pret.
Rina : II faut lui laisser le temps. Le temps de se calmer. Que son assurance lui revienne. Comme ga, ce n'est pas possible.
David Sion : Nous ne disposons pas d'assez de temps pour lui en faire cadeau. II est deja minuit. A I'aube tous I'attendront sur les toits.
Rina : Ms ont attendu deux mille ans. Qu'ils attendent encore une semaine.
David Sion : II a encore devant lui une veille jusqu'a I'aube. Et c'est tout.
Rina : Et s'il ne s'envole pas ? II te I'a pourtant dit. Et s'il tombe ?
David Sion : C'est a prendre ou a laisser !
Rina : (eclate) Tu es cruel I Tu es terrifiant ! Tu violes toujours tout le monde. Tu imposes ta volonte a tous. Jusqu'a quand vas-tu lui en imposer ? Jusqu'a quand vas-tu lui dieter ce qu'il doit faire ? Qui est le Messie ? C'est lui ou c'est toi ?
David Sion la regarde longtemps en silence, puis, comme sur le point de reveler un immense secret, dans une sorte de sourire, lent et froid, il dit :
David Sion : Voila une excellente question et le temps est venu d'y repondre. Oui. Le temps est venu de te le reveler.
Rina : Qu'as-tu a me reveler que tu ne m'aies deja revele , David Sion ?
David Sion : (la fixe d'un long regard, lourd de sens) Ouvre grand tes oreilles, Rina Elalilia !
Rina : (partagee entre le courage et la frayeur) Je suis tout oreille.
David Sion : (apres un silence) Jonathan, ton fils, n'est pas le Messie. {Rina ouvre la bouche, stupefaite, comme si elle etouffait tandis qu'il continue) II est seulement ma reincarnation, (tongue pause, puis il ('examine attentive-ment pour juger de son etat et poursuit) Le Messie, c'est moi.
Un long silence regne, la derniere phrase eveille en elle comme un e"cho, puis Rina s'approche de lui et attaque

Rina : Tu es fou, mon mari. Ne te mets pas a divaguer I David Sion : C'est moi ! Ma femme ! C'est moi I
Rina : David Sion, tu commets un peche ! Fais repentance et demande pardon.
David Sion : Je n'ai pas choisi. J'ai ete envoye.
Rina : Qui t'a envoye t'a menti. Mon fils, c'est mon fils, le Messie. Et moi, je suis la mere du Messie I
David Sion : Tu es la femme du Messie !
Rina : Je suis sa mere ! David Sion : Sa femme ! Rina : Sa mere I David Sion : Sa femme !
Rina : (se dirige vers lui et lui frappe la poitrine de ses poings tout en repetant obstinement) Sa mere. Sa mere. Sa mere.

Le mari, quant a lui, I'etreint, I'embrasse ardemmentet repete : Sa femme. Sa femme. Sa femme. II la caresse et lui murmure dans I'oreille :

David Sion : Je te sauverai. Je sauverai le monde. (il met des lunettes noires)
Rina : Je ne te reconnais plus, mon mari. Dis-moi. Qui es-tu ? Qui es-tu, David Sion ? Qui a fait tomber les gens des toits ? Qui a liquide les poetes ? Qui a tue le chanteur? Qui allait faire voler mon fils? Qui est le monstre des toits ? Qui es-tu ? dis-moi ? qui es-tu ?
«
Durant leur conversation, David Sion tend la main vers une armoire cachee, tente d'en retirer quelque chose et ne parvient a en extraire que quelques plumes blanches. Apres un effort supplemental, il en retire un manteau blanc, un immense manteau de plumes. II pose le manteau de plumes sur ses epaulos. En tous points different, de proportions gigantesques, il ressemble a un aigle prehistorique et s'adresse en ces termes a Rina, stupefaite :

David Sion : Je suis le grand aigle, a la large envergure et aux longues ailes, aux plumes fournies et magnifique-ment'ornees. Le grand aigle qui vole jusqu'au Liban et se pose a la cime des cedres.
Rina est effraye'e mais ne cede pas.
Rina : Qui es-tu ? qui es-tu, mon mari ?
David Sion : Je suis ne a Ouezzane, pres de Fes. Les etoiles ont revele a mon pere que j'etais le Messie. Nous avions de nombreuses colombes sur le toit et mon pere m'en confectionna des ailes. La nuit, nous volions sans que personne le sache, nous planions dans le ciel de la ville

Alors que je grandissais, les poetes et les cabbalistes se mirent a voler des toits. Un jour, mon pere annonca la venue du Messie et qu'i! fallait sortir I'attendre. La meme nuit, tous se rendirent sur les toits. Ms m'atten-daient, moi et les nuages afin que nous les emmenions dans la Terre Promise. J'aurais du descendre et leur apporter le salut mais je ne savais pas comment m'y prendre. J'ai redoute I'echec. J'ai pris peur. Je craignais de m'etre trompe. Je planais tout en haut, tandis qu'eux m'attendaient en bas. Us attendirent et attendirent, puis its se lancerent les uns apres les autres et s'ecraserent au sol. Je ne pouvais rien faire. Je n'osais plus descendre. Je me suis eclipse avec mes ailes et me suis enfui, ne m'arre-tant dans ma course qu'une fois arrive ici. Crois-moi, femme vertueuse. C'est la verite, la seule... Et il n'en est point d'autre, sinon celle-ci. C'est la verite. Toute la verite.

Durant tout ce recit, Rina laisse echapper des inter­jections interrogatives et stupefaites : "mais", "non", "quoi", "comment", etc., ouvre l<) bouche dans son etonnement, tente de le faire taire, de I'arreter, mais en vain. C'est seulement lorsqu'il a fini, alors seulement qu'elle parvient a formuler sa question :

Rina : Mais... ce n'est pas la premiere fois que j'entends cette histoire.
David Sion : (naivement) C'est la premiere fois que je le devoile a qui que ce soit.
Rina : Pourtant cette histoire, je la connais. Dis-moi, et le chanteur ? Qui etait le chanteur ?
David Sion : Mais ma colombe, il n'y a pas de chanteur. II n'y en a jamais eu, il n'y en aura jamais. Oublie ton chanteur. II est mort, ton chanteur. Mort J Crois-moi 1 Pourquoi ne me crois-tu pas ?
Rina : Je ne peux pas. Je ne peux pas.
David Sion : Tu as eu foi en ton fils. Aie foi en ton mari.
Rina : Mon fils a planS !
David Sion : Ton mari volera.
Rina : J'ai assez cru. J'ai assez cru.
David Sion : A I'aube, j'apporterai le salut. C'est le signe qui ne laisse nulle place au doute. Crois, ma femme, crois...
David Sion prend sa femme dans ses bras, la protege, la console, lui murmurea I'oreille, implorant :
David Sion : C'est moi, ma colombe, c'est moi. Crois. Le temps presse. Crois. Je dois faire les derniers prepara-tifs... Aie foi en moi, ma femme, aie foi.

Rina gemit dans son giron, pleure et soupire.


Rideau.

Scene II
Le toil. La derniere veille. La lune est enorme. De dimensions totalement irreelles. Gigantesque. Au-dela de tout ce qu'on avait vu jusqu'alors. Comme si elle s'etait rapprochee de la terre et qu'elle avait devie de son orbite habituelle. Jusqu'aux etoiles qui semblent d'un brill.'int et d'une grosseur extr.iordinaires. Voici se lever le jour de la Gueoula. de la redemption, et peut-etre le rnondc a-t-il, lui aussi, chang6 d'orbite et s'est-il embarqu6 sur une voie nouvelle, dans une autre galaxie. En tous cas, c'est ainsi que les choses apparaissent a Jonathan qui se tient sur le bord du toil, les yeux scrutant le ciel. II joue du guembri et chante doucement :

Jonathan : Cha'har avakechkha / tsouri oumisgabi A'arokh lefanekha /cha'hari vegam 'arbi. Lifne guedoulatkha /eemod ve-etbahal Ki 'einekha tire /kol ma'hachvot libi. Ma ze, acher youkhal / halev vehalachon La'assotouma ko'hi /rou'hibetokh kirbi Hine lekha titav /zimrat enoch. Al ken Odkha be'od tihye /nichmat Eloah bi. s

Durant la bakkacha Ton entend des chuchotements venant de pres.

La voix du rabbin : C'est quelque chose de reel. Ou alors, j'ai du rever.
Deuxieme voix : II revient au troisieme jour. Troisieme voix : II revient de chez les morts. La voix du rabbin : Que voient mes yeux ! Mon Dieu !

Jonathan est encore concentre sur son chant lorsque le rabbin et son escorte de deux gardiens qui I'accompagne arrivent petit a petit du toil superieur pour rejoindre Jonathan. Us s'arretent a quelque distance de lui, saisis d'etonnement. Us sont ebahis, stupefaits. Un peu de temps passe au cours duquel ils le contemplent jusqu'a ce que Jonathan ait fini de chanter et de jouer et se retourne vers eux, calme et confiant en lui-meme. Le rabbin et ses hommes reculent un peu, saisis d'emo-tion, puis le rabbin demande :
Makhlouf : Jonathan ! Est-ce la verite que voient mes yeux ou est-ce une illusion ?
Jonathan les regarde en silence, ne repond toujours pas et le rabbin poursuit:

Makhlouf : Est-ce toi ? (Silence) Tu vis donc? (Silence).

Les deux gardiens avancent les bras en signe de peur, se mettent a genoux et recitent la priere :

Premier gardien : Baroukh me'haye metim.
Deuxieme gardien : Beni sois-Tu qui ressuscites les morts.

Makhlouf semble immobile a I'instar de ses gardiens, alors que Jonathan sort enfin de son mutisme et dit, de facon categorique :
Jonathan : Je n'ai pas ressuscite. Je n'ai pas ressuscite.

Le gabbai' arrive exactement a ce moment precis avec deux hommes, de sorte qu'il a eu le tempsd'entendre les dernieres paroles de Jonathan. II lui demande alors, cynique :

Mimoun : Ah ! Vraiment ? ! (Tu n'afe pas ressuscite ? ) Mais si tu n'as pas ressuscite qu'est-ce que tu fais la ?
Jonathan : Je n'ai pas ete tue.
Mimoun : (cynique) Tu es certain que tu n'as pas ete tue ?
Jonathan : (en toute candeur) Je n'ai pas ete tue et je n'ai pas ressuscite.
Mimoun : Mais alors, si tu n'as pas ete tue, quelqu'un d'autre a ete tue. Si tu es vivant, c'est que quelqu'un d'autre est mort ! Le fossoyeur a enterre un corps.
Jonathan : C'est le chanteur. Makhlouf : (stupefait) Le chanteur ?
Mimoun : Ah oui ! ? On assassine un pauvre chanteur. on tait sa mort et puis on nous monte une resurrection.
Jonathan : Je n'ai pas ete tue et je n'ai pas ressuscite. Mimoun : (parle a ses accompagnateurs) C'est le crime parfait.
1er accompagnateur : Le plan en est de Satan.

2e accompagnateur : (ricanement leger et menacant) Du Messie !

1er accompagnateur : (ricanement leger et menacant) De l'assassin des poetes !
2e accompagnateur : (ricanement leger et menacant) De I'exterminateur des cabbalistes !
1er accompagnateur : (ricanement leger et menacant) Du monstre des toils !
2e accompagnateur: (ricanement leger et menacant) De celui qui fait voler les plumes !
Mimoun : (au rabbin) Une raison de plus pour nous en debarrasser. (a ses hommes) Son sang est permis. Nous n'avons pas besoin d'un proces supplemental.
Les accompagnateurs, tout en se jetant sur Jonathan :
1er accompagnateur : (ricanement leger et menacant) Depuis longtemps deja c'est un homme mort.
2e accompagnateur: (ricanement leger et menacant) On ne meurt pas deux fois.

L'un des hommes tire le guembri des mains de Jonathan, le jette par-dessus le toil. Le bruit que fait ('instrument en heurtant violemment le sol ressemble a une detona­tion.
Jonathan s'enfuit pris de panique vers le milieu du toil. Les hommes le poursuivent riant et raillant :

1er accompagnateur : (en pleine chasse) Nous voulons que tu nous montres comment on ressuscite, petit Messie de pacotille.
2e accompagnateur : Au Cheol, ils ont sans doute besoin d'un Messie, non ? Mais comment done t'a-t-on permis de remonter du Ch£ol ?
1er accompagnateur: II leur a joue du guembri.
2e accompagnateur : Approche, espece d'oiseau chan-teur ! Apprends-nous a chanter. Apprends-nous com­ment Ton revient du Cheol.

Les deux hommes de la suite du rabbin tentent de s'emparer de Jonathan, mais celui-ci, d'un bond, grimpe sur le toil superieur, essaie de fuir par I'ouverture du toit. A I'entree, surgit tout £ coup un groupe d'hommes qui lui coupe la retraite. Ils ont a la main des lampes a petrole allume'es et se tiennent immobiles et silencieux. Jonathan, cerne, pris au piege, tente de fuir par le haut. De voler. II court de ci de la. Les formes noires ne font
pas un mouvement pour I'attraper, se tiennent a une certaine distance, I'observant ironiquement et ricanent. Jonathan, apparemment vaincu, s'approche d'elles comme pour se rendre.
Les deux formes s'emparent de Jonathan en le tenant ferme au collet et par les vetements, et le trafnent — le poussent -brutalement vers le bord du toil. Ils com-mencent a le balancer comme pour le Jeter. A ce moment, on en tend la voix du rabbin :

Makhlouf : Un instant. Attendee un instant, (a Mimoun) Lachez-le. Un Messie mort est plus dangereux qu'un Messie vivant.
Mimoun : Que veut alors faire Son honneur le rabbin ?
Makhlouf : Je veux qu'il deguerpisse. Qu'il deguerpisse et la mort disparaftra.
Mimoun : L'oiseau reviendra a son nid I,
Makhlouf : (a Jonathan) Nous t'offrons ta vie. Quitte cette ville. (II regarde Mimoun pour voir si celui-ci est d'accord).
Mimoun : (acquiesce) Prends ta vie en cadeau. Pars d'ici. (Souffle a Jonathan) Tu pourras ressusciter.
Jonathan : Mais ils m'attendent.
Mimoun : Tu es un homme mort. Comment peuvent-ils t'attendre ? On dira que tu n'etais pas ce que tu pretendais etre... II n'y a rien en toi de tout cela. Et c'est tout.
Jonathan : (en toute candeur) Mais si, il y a en moi tout cela. Tout cela est bien reel.
Makhlouf : Qui te I'a dit ? Hein ! Qui te I'a dit ? En quo! es-tu plus que moi ?
Jonathan : Je ne sais pas... (hesite) Je suis le dernier des
poetes... Makhlouf : (s'enflamme mu par une forte emotion) Moi
aussi je suis poete ! Et le gabbai' aussi ecrit des vers. Il !
(ricane soulage). Dans cette ville, nous sommes tous
poetes !
Jonathan : J'ai plane ! Votre honneur ! J'ai plane !
Makhlouf : Tu as decolle sur les ailes de ton imagination, Jonathan ! Tu crois avoir plane I Peut-etre faisais-tu de la musique, ou bien, tu faisais des vers, tu faisais un reve, tu faisais I'amour. Et tu croyais planer.
Jonathan : Votre fille peut en temoigner ! Preciada 1
Makhlouf : Ma fille est amoureuse de toi, Jonathan. C'est tout et c'est bien ta chance.
Mimoun : La respectable fille du rabbin a eu a maintes reprises des visions merveilleuses qui se sont averees etre des visions trompeuses et fallacieuses.
Makhlouf : Elle aussi est en train d'annoncer dans toute la ville que tu as ressuscite.
Jonathan : Toute la communaute a vu. Tous, de leurs propres yeux.
Makhlouf : C'est un tour de passe-passe, Jonathan. Ce n'est qu'un conte. Des reves, des aspirations, des pretentions, une croyance, de I'amour, des voeux. C'est ainsi que moi-meme j'avais cru t'avoir vu ressusciter I Moi I (remords) Une bulle de savon qui a eclate (regrets) Une melodie oubliee, un poeme perdu, une folie passagere ! Mais le moment est venu d'abattre le decor et d'annuler la representation. La vie de notre ville est entre tes mains. Epargne-la. Pars d'ici. Pars ! Oublie.
Mimoun : Quitte la ville tout de suite. L'epidemie prendra fin. Tout rentrera dans I'ordre. Qui gouverne gouver-nera. Qui chante chantera. Qui fera des vers en fera. Et la mort ne regnera plus ici. •
Jonathan : Mais moi, je ne peux pas les abandonner, puisque/e suis le Messie.
Mimoun : Si tu tiens a §tre Messie, choisis-toi une autre ville et tu seras le Messie la-bas ! Ici, s'il y a un Messie, eh bien c'est moi !
Jonathan : Mais ils vont m'attendre ici, a I'aube !
Mimoun : (menacant) Ils ne peuvent pas attendre un homme mort. (Ironique) Si tu ne ressuscites pas, com­ment peut-on t'attendre ?
Makhlouf : Pour ton bien, pour le bien de la ville, quitte-nous. Disparais.
Mimoun : Tu n'as pas d'autre issue que de disparaftre.
Jonathan : (presque en pleurs) Ils m'attendent ! Ils m'attendent ! Je dois venir ! Ils m'attendent ! Comment pourrais-je les decevoir ? Ils attendent.
Mimoun : (cynique) Si c'est comme ca, il te faudra revenir d'abord de parmi les morts I
Makhlouf recule pris de desespoir comme quelqu'un a qui il ne reste plus aucune alternative, et Mimoun pousse Jonathan jusqu'au bord du toil. II ne tient plus qu'a un fil que Jonathan ne tombe. Mimoun le raille :
Mimoun : Notre maftre voudra bien nous enseigner com­ment on revient de chez les morts.
Jonathan : (Son corps est presque entierement au-dela du bord du toit, mais il tient comme s'il etait un oiseau) L'aube pointe et vous verrez la Gueoula en marche. Je suis venu pour vous sauver. Sauver mon peuple, sauver le monde.
Mimoun : Tu nous le prouveras a I'instant meme. Si tu ne t'ecrases pas au sol et que tu voles, ce sera le signe que tu es immunise contre les faiblesses des mortels, ce sera la preuve que tu es le Messie !
Jonathan : Attendez que I'aube se leve !
Mimoun : Nous avons assez attendu. Si tu es capable de faire des miracles, c'est le moment d'en faire.
Premier accompagnateur : (tend une plume a Jonathan) Prends. Mets une plume dans ta poche pour ne pas tomber.
Deuxieme accompagnateur : Tant de corps se sont abattus des toits. Qa n'en fera jamais qu'un de plus.
Troisieme accompagnateur : Peut-etre aurons-nous la chance de voir un corps voler.
Quatrieme accompagnateur : C'est le tour du dernier poete, qu'il tombe et I'epidemie cessera.
Cinquieme accompagnateur : Bon vol !

Les formes portant des lanternes se rapprochent entre-temps de la scene du drame et leurs suggestions encou-ragent Jonathan. Jonathan n'a pas le choix, il acquiesce d'un hochement de tete, et les formes le laissent se preparer. II se concentre. II arrange son chapeau. Deploie les ailes de sa cape. Recule pour prendre de I'elan. Tous sont fascines. II se recueille. S'attarde. Hesite. Verifie le rebord du toit. Inspecte I'abfme obscur en-dessous. Regarde autour de lui. Recule. s'arrange Fait un mouvement pour sauter et se met a courir pour rompre le contact avec le toit. He"site quelque peu ? Au dernier moment, juste avant le saut final, la porte qui mene de la chambre au toit s'ouvre precipitamment, et le couple des parents apparaft sur le toit. La mere a mis ses plus beaux habits, et le pere a revetu I'immense manteau de plumes qui lui donne I'aspect menacant d'un aigle primitif. Le rugissement du pere parvient a Jonathan un moment avant le bond — I'arrete avant qu'il ait fait le geste de s'e'lever dans les airs.

David Sion : Arrete ! Le Messie, c'est moi. Faites-le descend re !
Mimoun : (stupefait) Dieu vivant ! Le monstre des toits en personne ! Voici la source de toutes les plumes !
Makhlouf : {stupefait) Mais non ! David Sion ! ! Mais ce n'est pas toi ? I
David Sion : Oui, c'est moi. Je suis le Messie. (a son fils) Bouge-toi de la, en arriere, mon fils, je vais voler.

Jonathan ahuri regarde son pere avec surprise, ne com-prend pas. Le rabbin et le gabbai', ravis, raillent le pere :

Mimoun : Vas-y ! Vole ! Aujourd'hui tous les batards sont rois.
David Sion : (comme pour reveiller son fils) Oui, mon fils. C'est moi. Descends.
Jonathan : (comme dans un demi-sommeil) Mais tu n'as rien a craindre, Pere, Je ne tomberai pas.
Mimoun : Que la bete creve ! En avant! Makhlouf : Faux Messie ! Faux Messie !
David Sion : (a Jonathan) Tu tomberas, mon fils. Pousse-toi. Laisse-moi faire.
Jonathan : {comme dans un demi-sommeil) Mais je suis sur de moi, Papa, ne bouge pas et regarde !
David Sion : Tu n'y arriveras pas, mon fils. Le temps presse, I'aube point deja et les gens sortent de leurs maisons. Laisse-moi faire. C'est a moi de le faire.
Jonathan : Pere, sois tranquille, vraiment. Tout ira bien.
David Sion : Jonathan, ecoute-moi. Descends de la et laisse-moi monter.
Jonathan : Pere, mais tu tomberas. Retire-toi. David Sion : Jonathan, c'est moi qui te parle. Tu n'es pas le Messie.
Jonathan : Pere, arrete ca, je t'en prie. Ce n'est pas le moment de faire une fois encore de la mise en scene.
David Sion : (a Rina) Mere ! Parle-lui. Raconte-lui tout.
La mere delate en sanglots. Incapable de repondre. Le pere continue.
David Sion : Jonathan, mon fils ! Reste tranquille et ecoute-moi. Tu n'as jamais ete le Messie. Tu n'es que ma reincarnation. Le Messie, c'est moi.
Jonathan : (controle sa douleur et sa colere) Pere ! Pere !
Rina : (essuie une larme) II croit serieusement a tout ce qu'il vient de dire, mon fils.
Jonathan : Mais ce n'est pas possible. Rina : Si. Si. Mon fils. Jonathan : Et tu le crois, Mere ? Rina : (retient une larme) Je ne sais pas, mon fils, je ne sais pas.
Jonathan : Mere, dis-lui de s'eloigner. C'est moi le Messie.

David Sion : Descends de la, mon fils, descends. C'est moi. Descends et laisse-moi prendre mon vol.

Entretemps, des hommes et des femmes venus de diffe1-rentes directions, envahissent le toit, des baluchons sur I'epaule et des lanternes allumees a la main. Tous sont stup6faits devant la vision qui s'offre a eux.

Jonathan : Pere, qu'est-ce qui t'a pris ? Va feuilleter un peu tes manuels de reves. Et tes livres de visions. C'est eux qui t'ont revele que j'etais le Messie. C'est toi qui as fait de moi un Messie. Maintenant, c'est trop tard. Qa ne depend pas de toi. C.a ne depend pas de moi. Je suis le Messie.
David Sion : Mon fils, pardonne-moi pour tout ce que je t'ai fait. Je t'ai abuse. Le Messie a besoin de truchements et d'instruments, tu le sais. Or, j'ai fait de toi mon instrument.
Jonathan : Tu te trompes, Pere
David Sion : Mon fits, mon unique ! Crois-moi ! Croyez-moi, bonnes gens I Je prends a temoin les cieux les plus eleves et la Terre sainte la plus elevee parmi les plus elevees, 6 combien je vois a present ce que nul homme n'a vu depuis que Moi'se escalada pour la deuxieme fois le Mont Sinai'. Et je vois mon visage illumine par la lumiere ardente du soleil (eclairage sur son visage). Et je sais aussi que mon visage illumine et Moi'se ne savait rien et ne voyait rien.
Jonathan : Je n'ecoute pas ! (en colere) En arriere !
Le gabbai' insiste aupres des deux et leur propose une solution :
Mimoun : Eh bien I S'il en est ainsi, sautez tous les deux.
Que le Messie vole, et I'imposteur s'ecrase au sol. Premiere forme : C'est faire d'une pierre deux coups.
Deuxieme forme: Un bon moyen pour se debarasser des deux.
Mimoun : Que la bete creve !

Tous deux — le pere et le fils — acceptent la proposition, s'elancent mais se retiennent I'un I'autre et luttent. Pour se sauver mutuellement ou pour empecher I'autre de sauter, its luttent au-dessus du vide, presque entierement hors du toil, tout en se maintenant dans un equilibre d'oiseau.
Au cours de la lutte, en proie a une sourde colere, ils grommellent tous deux entre leurs dents des avertissements qui ne sont pas destines a etre entendus par les autres.

David Sion : Tu vas mourir. C'est moi le Messie ! Jonathan : Reveille-toi, Pere, je vole !
David Sion : Si tu tentes de voler, tu t'ecraseras, Et ils s'ecraseront apres toi.
Jonathan : Laisse-moi faire — c'est moi le Messie.
David Sion : Assez, mon fils. Relache-moi. Car I'aube se leve. Je suis le Messie.
Jonathan : Je ne te relache pas, mon pere. C'est moi le Messie !
Des exclamations de priere et d'admiration se font entendre de partout.
Voix : Achre am rata kol ele
Baroukh Ata Adonaime'haye metim
Hara'hman yatsilenou
Be-emouna Bo tlouya tchou'at ha-adam6

Au plus fort de la lutte, Preciada entre precipitamment. Stupefaite devant la scene, ello s'adresse a son pere :

Preciada : Qu'est-ce que vous faites ? Les gens montent deja sur les toits. Qu'est-ce que vous faites ?
Mimoun : C'est une histoire de famille. Ce n'est pas notre affaire.
Preciada : Laisse le Messie prendre son vol ! Les temps sont revolus ! Laisse le Messic prendre son vol !
Mimoun : (cynique) Lequel d'entre eux ? II y en a plusieurs. «
Preciada : Le temps de la Gueoula est arrive, (elle regarde
vers le bas) Les toits sont pleins. Permettez au Messie de
prendre son vol. Ecartez-le I (mohtre le pere). Makhlouf : (sincere) Ecarter qui ? Je ne sais qui ecarter de
la ! Preciada : Que seul le Messie s'eleve I Le Messie seule-
ment !

Makhlouf : Mais ma fille, je ne sais lequel des deux est le
Messie.

David Sion : (sans cesser de lutter. Comme en reponse a la
question) C'est moi.
Jonathan : (comme son pere) C'est moi ! Retenez-le. David Sion : Ce sera un meurtre. II n'est pas le Messie f Jonathan : Ne le laissez pas faire. Le Messie, c'est moi !

La lutte obstinee entre les deux ne permet aucune inter­vention, la mere alors eclate :
Heureux les ycux qui out vu tout ccla. Bcni sois-tu, Seigneur, qui ressuscitcs les morts. Le Miscricorclieux nous sauvera. De la foi en Lui, 1'hommc sera sauvc.

Rina : Vous etes tous deux le Messie mes enfants, tous deux Messie I Prenez-vous par la main et envolez-vous !
Le pere et le fits cessent un instant leur empoignade, regardant la mere, se regardant I'un I'autre comme s'ils en etudiaient la possibilite.
Rina : (a nouveau) Oui, mes enfants. Donnez-vous la main et volez. Celui de vous deux qui est le Messie sauvera I'autre.
David Sion : (consentant) Viens, mon enfant. Tiens-moi. Jonathan : (consentant) Viens, mon pere.Appuie-toi a moi. David Sion : Donne-moi la main. Je te soutiendrai.
Jonathan : C'est moi qui te soutiendrai. Tends-moi la main, toi.
Rina : (se rapproche d'eux) Donnez-moi la main. Celui d'entre vous qui est le Messie nous soutiendra tous deux a la fois.
Jonathan : Oui, Mere. Donne-nous la main.

David Sion : Viens, femme vertueuse. Tends-moi la main. Rina : (monte sur le petit parapet. Se tient entre les deux) Donnez-moi la main, mes enfants. L'aube se leve.
Us se donnent la main tous les trois, se tiennent tendus sur le rebord, s'apprStent 3 prendre leur vol. Les gens affluent sur le toit, de partout, les lanternes allumees a la main. Preciada, comme un ressort, saute vers le trio, un instant avant leur envoi, tend la main a Jonathan et s'6crie :
Preciada : Jonathan, donne-moi la main, mon bien-aime.
Jonathan lui tend la main et elle monte sur le rebord de la terrasse, jette un dernier regard a son pere et prend son elan pour prendre son vol. Le rabbin Makhlouf regarde sa fille, jette un regard sur les gens alentour et finalement, comme qui a prissa decision, tend la main a sa fille et grimpe a ses cot6s.
Makhlouf : Donne-moi la main, ma fille. Le Messie est arrive en ce monde.
Le fossoyeur surgit de quclque part. II tend la main et appelle :
Fossoyeur: He, la-bas ! Un instant I Attendez un instant ! Donnez la main au fossoyeur I Donnez la main au fossoyeur !
Mimoun : Toi ?
Fossoyeur : Oui. Je change de metier.

Le fossoyeur grimpe aux cotes du pere en lui tendant la main.

Mimoun : S'il en est ainsi — le Messie est arrive. Donnez-moi la main.

Makhlouf tend la main a Mimoun qui, lui, tend la main aceux, nombreux, qui s'empressent, sur sa lancee. Descris de stupefaction et d'admiration jaillissent de toutesles bouches : <

Tous : Le Messie est venu au monde. Heureux a qui il est donne de vivre a un tel moment.
Chir hama'alot: Bechouv Adonai' et chivat Tsion... Hanot6n techou'a limlakhim oumemchala linsikhim, etc...1 Le Messie est arrive... Le Messie est arrive.

A ce moment, les gens d'un commun accord d^posent leurs lampes, et tout en chantant la Gueoula, en enton-nant un cantique de salut, leurs baluchons sur le dos, its se tendent la main I'un a I'autre. De partout. Ton entend :

Tous : Donne-moi la main. Donnez-lui la main. Tends-lui la main, la main, la main, etc.

De partout, les gens continuent a affluer sur le toit, se tendent I'un a I'autre la main — les uns du cote du pere, les autres du cote du fils. En fait, on ne distingue plus personne, tant la foule se serre. Les gens se tiennent les uns les autres comme les maillons d'une chane. La chane se deroule jusque dans la salle de theatre, continue entre les chaises tandis que les spectateurs se donnent la main et se disent :

Voix : Tends la main. Tends-lui la main. Donne-moi la main, etc...

La foule sur le toil et a I'inte'rieur du theatre se tient debout, prSte a prendre son vol. Un seul mouvement parcourt toute la chafne et un chant de salut est dans toutes les bouches. Sonneries du Chofar. Zghart. Chant du muezzin. Musique. Colombes. Fleurs. Encens. Dans le ciel, la lumiere faiblit et de quelque part s'6leve la melodie mysterieuse.

Rideau.

NOTICES BIOGRAPHIQUES ET LITTERAIRES
_______________GABRIEL BENSIMHON____________


Gabriel, fils de David Sion et de Rina Elalilia Bensimhon, est nt a Sefrou au Maroc en 1938. IL a emigre en Israel passant par Chypre, dans le "Yehouda HaleVi", le premier parnii les vaisseaux d'immi-gration illigale venus d'Afrique du Nord. II a fait des etudes en Israel et a la Sorbonne oil il a recu un doctoral pour sa these sur la tragidie grecque et le cinema. II a eti journaliste, a fait un stage a 1'ORTF a Paris, et depuis 1972, enseigne a 1'Universiti de Tel Aviv (theatre, cinima).
En plus de la piece que nous presentons ici, il a public un recueil de poesie et a iciit plusieurs pieces et scenarios dont I'un.qui porte le mime litre que notre piece, lui a valu 1'allocation d'encourage-menl du film israelien de la part du Ministere de ('Education et de la Culture. "Le Messie ou Requiem pour un roi marocain" qui a re?u le prix Lieber a et4 retenu pour la saison 1979/80 du theatre national Habimah.
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