יום רביעי, 4 באפריל 2012

Les femmes du mellah de Sefrou

Les femmes du mellah de Sefrou

Gabriel Bensimhon

En vérité, moi, je préfère le jeudi. Les rondeurs qui apparaissent alors entre les nuées de vapeur sont plus douces et plus parfumées.
Les fesses de la fille du boulanger ressemblent vraiment à une pomme.
Les seins de la fille du marchand de vin sont une pomme dans une poire surmontée d’une cerise noire. Tous les fruits de saison en un seul.
La poitrine de la nouvelle élève de maman est comme un amandier en fleur.

Le vendredi au hammam avec papa ? Qu’est-ce que j’ai à voir là-bas que je ne vois pas à la synagogue ? Qu’y a-t-il à voir chez le marchand de couleurs, ou le marchand de glaces, ou le marchand de bonbons? Tout ce qu’ils ont, je l’ai aussi.

Le hammam le jeudi soir est un paradis qui se cache dans le brouillard, plein de fruits secrets et de créatures inconnues.
Beaucoup de gros seins, de petits, de cuisses, de hanches, une seule grande femme aux mille seins.

Les murs épais dégoulinent d’eau, le sol est glissant, on entend le bruit de l’eau et le rire des jeunes filles.
Entre les rubans de brouillard apparaissent des parties de corps que j’essaie d’assembler pour en former un entier.
Je réussis à reconstituer le corps de la femme du rabbin, Esther Ovadia, à la forte poitrine et aux larges reins, et à relier les fesses et les jambes de la mince Gracia, la femme du bedeau.
Voici les courbes de la svelte jeune fille du seigneur Toubali. Et voilà les parties du corps brun de la rieuse servante arabe qui lui lave le dos.
Ici les seins chocolat de la voisine Hanna Oliel qui s’est fiancée cette semaine avec l’oncle Matatia, et là ceux de Massouda, la femme du boucher Ayouch, qui ont l’air de cruches d’Ouarzazate décorées, dont l’ouverture est toujours peinte en noir.

Ces deux seins basanés sont ceux de notre voisine, Rivka Sisso. Tout le monde murmure à son sujet qu’elle a fait l’amour avec le légionnaire au travers des barreaux de la fenêtre. Et voici les jambes de gazelle de tante Ytto, la femme d’oncle Berto, teintes au henné selon le modèle d’une chaussure brodée, et ses mains aussi sont teintes comme des gants ajoures.

Voilà les cheveux de Zkora, la seule rousse de la ville. Mille taches de rousseur parsèment son corps, et elle lave sa petite grand-mère, qui a déjà perdu toutes ses couleurs. Chez Zkora, je peux même voir un grain de beauté brun près de son téton droit et aussi entendre son corps plein de sève menacer d’asperger de miel et de lait toute la ville.

Parfois j’aime mélanger et mettre les seins d’une Juive avec le visage d’une Arabe et le visage d’une jeune sur le corps d’une vieille. Ou un petit sein et un gros sur un même corps. Maintenant je vois en face de moi la femme avec trois seins et deux langues.
Et celle-ci avec sa crinière dans le dos, c’est une femme jusqu’à la taille et de la taille en bas c’est un cheval. Celle-là près du Mikvé, moitié supérieure femme, et moitié inférieure homme. Et celle-ci sous la lampe, elle est mi-femme mi-dieu.
Tout le mellah est mi-femme mi-dieu, mi-hammam mi-synagogue. Même dans les ruelles, quand elles sont vêtues, je vois tous leurs trésors sous leurs robes. Et je m’étonne qu’elles soient si sérieuses, comme si elles oubliaient complètement ce qu’elles ont sous leurs vêtements.

Je suis l’enfant de toutes. J’ai trois ou quatre ans. Toutes me caressent et m’embrassent. Voici que maintenant Yakout, la jeune sœur de ma mère, me savonne. Sa main douce et tendre glisse sur ma peau, et ses doigts se faufilent dans toutes sortes d’endroits de mon corps dont j’ignorais l’existence. Cela me chatouille et je ris, je ris vraiment aux éclats, mon regard plonge dans ses yeux bleus, et elle aussi éclate de rire. Ensuite elle me rince à l’eau chaude, je ne vois plus rien, j’essaie de me tenir à son corps et je glisse, j’ouvre un œil, je lui arrive aux cuisses, j’essaie de m’accrocher à un rebord et je retombe. Je lui savonne le dos de ma petite main qui se perd et disparaît dans toutes sortes de cachettes étranges et chaudes et je vois les cerises de sa poitrine qui grossissent et s’épanouissent devant mes yeux. Je voudrais les cueillir mais elles sont trop hautes pour moi.

A chaque fois, le hammam devient pour moi plus mystérieux et les femmes plus fascinantes, leurs fruits moins compréhensibles et plus étonnants.
A l’âge de cinq ou six ans, je ne vois pas vraiment les visages, seulement les fesses et les cuisses. A l’âge de six sept ans, j’arrête de les regarder droit dans les yeux, mes membres se durcissent, les regards sont un peu gênés, les amies de maman ne me caressent plus que le visage et la tête.

Mais maintenant je vois tout le hammam à la synagogue lorsque je chante le Cantique des cantiques le vendredi soir, et elles sortent une à une de l’Arche sainte, riant et me chatouillant, et moi j’éclate presque de rire.
Quand je dis : « Je monterai au palmier, j’en saisirai les branches, et tes seins seront comme des grappes de raisins et ton souffle parfumé comme les pommes », je vois un verger de femmes, les pieds dans la terre, la tête dans le ciel et moi je grimpe aux branches, cueille les tétons et mange. Pendant la prière, je sens les odeurs de savon, de parfum et de henné.

Ça n’est pas pour rien que je veux tout le temps voir les vasques de Hechbon, les chèvres descendant les pentes de la montagne de Gilaad et les gazelles de la Terre d’Israël, parce que des seins, j’en ai vu beaucoup, mais des gazelles, jamais. Et il m’est difficile de comprendre le verset : « Tes deux seins, deux faons jumeaux d’une gazelle ». Est-ce que les seins de Zohra Tapiro sont comme ça ? Des êtres comme des gazelles avec une bouche, une langue et des yeux ? Peut-être ont-ils aussi des pattes ? Peut-être parlent-ils aussi ?

Au hammam on peut comprendre ce qu’est Jérusalem et la Terre d’Israël, comme ce rabbin qui s’est trouvé par hasard dans la ville de Bné Braq et qui a vu des chèvres broutant sous un figuier. Le miel coulant des figues et le lait gouttant du pis des chèvres se mélangeaient, alors il a compris ce que signifiait « ruisselant de lait et de miel ».

Si mon maître, monsieur Bouzmima, m’avait expliqué comme cela ce qu’était la Terre Sainte, qu’on appelle la terre de la gazelle, il n’aurait pas eu besoin de crier et de me frapper la plante des pieds avec une branche d’olivier. Il aurait simplement dit : « La Terre d’Israël est comme la poitrine de Zohra Tapiro » et j’aurais compris. Ou bien il nous aurait emmenés au hammam, nous aurait montré ce qu’il fallait et aurait expliqué. Dommage qu’il n’ait pas de mère qui l’emmène au hammam.

Le vendredi avec les hommes, ça n’est pas la même chose. Même au hammam ils se préoccupent des règles et des lois du « Choulhan harouh », du « Yoré déa » et du « Hochen michpat ».
Celui qui vient d’épouser une vierge est-il obligé de réciter le Shema, la prière du coucher, ou bien en est-il dispensé ? Parce que s’il n’a encore rien fait, il reste taraudé par ses pensées et il n’est pas bien de mélanger le pur et l’impur.
Et que doivent faire deux personnes qui dorment nues et s’enveloppent d’une même couverture, leurs corps se touchant ? Est-ce qu’ils diront la prière du coucher, puisque le contact de leurs corps peut éveiller leur désir, etc.
Au lieu de s’occuper de leurs corps, ils s’occupent de leurs têtes. Tout est toujours sérieux. Comme s’ils étaient habillés même quand ils sont nus. Ils retirent leurs vêtements et s’affublent de masques.

Les femmes, elles, se libèrent complètement. Les robes tombent et les seins se déploient comme des ailes, les cuisses bondissent, tout tinte comme des fruits juteux sur les arbres du jardin.
Pendant la semaine, elles sont penchées sur le métier à tisser, travaillant sans fin leur tapis de mariage, brodant encore et encore les robes et le linge de lit de leur trousseau. Le temps ne passe pas, l’endroit ne change pas.
Le jeudi, avant le chabbat, tout est en mouvement. Tous les instincts se libèrent, tous les silences se brisent, tous les rires éclatent, le corps s’élance hors de ses vêtements, sans maquillage, sans coiffure, sans foulard, sans voile. Tout est en désordre, soudain les seins délivrés deviennent des ailes, la langue libérée est comme dédoublée, amplifiée, et s’emballe : qui est morte, qui accouche, qui se marie, qui devient veuve, qui a fini un tapis, qui un chandail, qui a voyagé jusqu’à la Terre d’Israël et qui en est revenu.

Et moi je m’enivre des fruits du jardin comme dans le verger de grand-père Haïm, avec ses noisetiers et ses fraisiers, quand Hrazem monte, secoue les branches et nous, nous ramassons les fruits et mangeons.
Je regarde les cerises qui sont sur la poitrine de celle-ci. Et les noisettes de celle-là, et les fraises de cette autre, mais c’est encore trop haut pour moi. Je leur arrive à peine à la taille mais j’aime bien flâner autour de chaque arbre agréable à la vue et bon à manger. Je ne distingue pas le bien du mal. Des sources et des rivières jaillissent et arrosent le jardin.

Et soudain – catastrophe.

Au loin, d’entre les nuages de vapeur, sort une vieille toute ratatinée, sa peau est ridée et sa poitrine pendouille jusqu’à sa taille. Elle regarde en colère le jardin fleuri, comme si elle était une messagère de l’enfer. Ça n’est pas la première fois que je la vois.
De temps à autre, elle jette un coup d’œil entre les nuages, comme venue d’une autre époque, pour réprimander une femme qui aurait trop rit, ou faire taire, ou menacer. Jamais elle n’a souri à quelqu’un ou dit un mot gentil. Et voilà que maintenant, alors que je me tiens près de maman et que je regarde mon paradis, elle surgit du brouillard, me désigne d’un doigt accusateur et crie : « Voyez ce qui lui arrive ! C’est déjà un homme ! Regardez donc ! Jusqu’à quand ? » Et elle montre mon membre dur et dressé dans sa direction tel une branche de cerisier et toutes rient et voient ce que j’essaie de cacher sans y parvenir.

C’est comme cela que j’ai été chassé du paradis et que je n’y suis jamais retourné, et personne, pas même ma mère, ne m’a protégé de cette vieille effrayante. Dites-lui que je suis l’un des vôtres, que je fais partie de la famille, que je ne suis pas un étranger. Que je suis l’enfant de toutes. Oui, je suis l’enfant de toutes ! Pourquoi m’expulser de là ? Pourquoi me fermer la porte ? Ouvrez ! Ouvrez ! C’est moi ! Moi !