יום שני, 9 בנובמבר 2009

La derniere mort de l'oncle Berto

La dernière mort de l’oncle Berto

Par Gabriel Bensimhon

Makhlouf, Tamo, Sultana, Joseph, Zamila, Aziza et Tamar, tous les oncles et les tantes qui étaient arrivés de Sefrou, s’étaient emparés de chambres qui entouraient le patio dans une même grande maison de Ouadi Salib, à Haïfa. Seul l’oncle Berto, oh, surprise ! prit le large. Lui, toujours si lié à la famille, resta avec sa femme Yito,- leur servante dans le passé,- et s’éloigna avec elle quasiment jusqu’au désert. Aux ruelles étroites où il était à son aise, il préféra désormais de vivre, comme par défi, dans les sables de Holon; aulieu des costumes européens, faits par le tailleur, qu’il affectionnait à Sefrou, il porte à présent l’uniforme d’agent de police.Un matin, alors que toute la tribu est assise autour de la grande table pour le repas du matin, le facteur entre avec un télégramme : ’’Votre frère Berto décédé. Venez vite.’’ Signé : sa femme Yito. La tante Sultana se met à pousser des hurlements affreux, sa sœur Tamo s’arrache les cheveux et se lacère la face, la grand-mère Fréha éclate en sanglots et en lamentations :

Oudi trali nktbou frras/ namlou hdita unaudou lnnas/
Unrani flbhor elash ella nkdr/ Elaroush msha uma bka ghir elmrsoum/
Hani mashia elbab dari ntbaka/ usshit elmndba aliya/
Yana Mashia min rish errish uma chllit di yamal alya kadish….

Cette première mort en Israël les a surpris ; peut-être pensaient-ils qu’ en Terre d’Israël la mort n’avait pas d’emprise, mais ils sont tous là, assis autour de la table, tambourinant de leurs doigts au rythme des lamentations :

Oudi trali nktbou frras/ namlou hdita unaudou lnnas/
usbouh esbah utrtkou eluah/ ulkbr ezdid ma zbrtlou nfftah/
Azi eldarek daba ualash thliha/ wila za errih utiih swariha/
Uhaidak tkoun eshafia fiha

….
Et c’est le Mellah avec ses échos qui soudain revient à Haïfa, mais aulieu de se répercuter des

fenêtres des maisons voisines et de résonner dans toute la ville, la lamentation reste dans le salon et les voisins roumains et polonais, aulieu d’entrer et de s’asseoir autour de la table, de s’arracher les cheveux et de se lacérer la face, sont debout là-dehors, près des fenêtres, et regardent vers l’intérieur, nous observant comme au théâtre, comme si nous étions une tribu étrange accomplissant quelqu’ antique rite funéraire. Il ne se passe guère de temps avant qu’un autobus en pleurs avec une famille endeuillée, ne fonce vers la localité inconnue ou l’oncle Berto a choisi de mourir, chargé qu’il est, lourdement, de mets et boissons et de marmites odoriférantes, toutes pleines de bonnes choses pour les sept jours de deuil.Quelque part, là-bas, au milieu des dunes, nous descendons du bus et commençons à avancer à pied, -avec les paniers chargés de la collation funéraire d’après l’enterrement-, en direction des baraques en bois, au loin. Et voici, oh miracle ! qui sort de la baraque isolée tout là-bas, si ce n’est l’oncle Berto en personne, bien vivant et en uniforme de policier. ’’Ce n’est pas Berto ?’’ je demande, étonné et me fais sévèrement rabrouer par l’oncle Makhlouf qui pense que je plaisante. ’’C’est l’oncle Berto !’’je m’obstine. ’’ C’est impossible !’’ fait la tante Sultana, incrédule. ’’ C’est lui !’’ crie sa mère, grand-mère Fréha, jette ses paniers, court vers lui, et tous courent après elle vers l’oncle Berto. Sa mère l’étreint, tandis que sa sœur lui assène une volée de coups de poings :’’ Je te tuerai ! Tu vas voir !’’ et lui se protège le visage, s’excuse et explique :’’ Je n’en pouvais plus. Vous m’aviez laissé tout seul. Personne ne vient me rendre visite…’’ ’’Moi je viendrai te rendre visite quand tu seras dans la tombe’’ lui dit Tamo, la jeune sœur qui l’avait tant pleuré le matin même.Pendant sept jours et sept nuits la famille fêta au cœur des dunes la mort et la résurrection du fils prodigue, jusqu'à ce que se terminent les plats mijotés, s’assèchent les bouteilles et s’enrouent les gosiers. Alors ils prirent congé de lui et de sa femme Yito et, traversant les dunes, ils s’en retournèrent vers la route au loin pour y attendre l’autobus de Haïfa, tout en versant une larme, car, comme dit le proverbe : ’’La mort est douce, mais la séparation est difficile.’’


Déjà à Sefrou l’oncle Berto était un homme bizarre. Le plus souvent il parlait le français. Contrairement à ses contemporains il n’avait jamais étudié au Héder, et la Michna et le Talmud lui étaient totalement inconnus, aussi était-il un des rares qui allait tête nue. Sa chevelure luisait toujours d’huile et de brillantine. Il avait l’habitude de se faire faire des costumes européens ’’sur mesures’’ de différentes couleurs, noirs et bruns et bleus et blancs et il en changeait souvent. Il chaussait aussi des souliers laqués, brillants. Ses parfums étaient étrangers. Ce n’étaient pas l’Eau de Roses ni l’Eau de Fleurs d’Orangers, les odeurs naturelles du Mellah, mais des parfums importés de Fès et de Casablanca, qui le suivaient et signalaient sa présence et amenaient les femmes à leurs fenêtres lorsqu’ il sortait pour son arrogante promenade dans les ruelles. Les jolies filles du Mellah, qui n’avaient nul besoin d’un parfum étranger pour embaumer la myrrhe et l’encens et pour qui aucun fard ne pouvait concurrencer les couleurs naturelles et vives de leur teint fleuri, le regardaient et se sourirent l’une l’autre. Elles l’appelaient ‘’Le Fils du Consul’’ avec une pointe de dérision, ni le ’’Fils du Cheikh’’ ni le ’’Fils du Roi’’, mais ’’Le Fils du Consul’’, c'est-à-dire : plus que le Roi, mais étranger, incompréhensible et pas de chez nous.

Rien de surprenant donc que malgré la fortune de son père, grand-père Braham, il a dû, pour finir, épouser Yito, la servante, jolie fille certes mais pauvre et simple, de celles que personne ne recherche en mariage et qui étaient épousées au mieux par des veufs âgés ou des vieux sans enfants, comme épouse en secondes noces.

Etait-ce une chance pour Yito d’épouser ’’Le Fils du Consul’’ ? C’est difficile à dire, car après la grandiose noce avec un bœuf d’or qui a été égorgé en cet honneur, la famille continua à la traiter comme une servante.A toutes ses tâches usuelles dans la maison s’était ajouté maintenant un emploi en plus : servir d’épouse au cher fils sans aucune rétribution additionnelle. Car quelle est sa récompense ? Partager sa couche la nuit. Et avec qui partagerait-t-elle sa peine ? Ses rêves ? Ne reste-t-il pas en effet Prince et elle la bonne a tout faire


Mais ce qu’elle ne pouvait pas rêver se produisit quand vint le Messie, et eux arrivèrent en Pays d’ Israël. Tout fut soudain chamboulé. Les brillants souliers laqués se couvrent de poussière dans les dunes, les complets sont trop chauds, les cheveux pommadés d’huiles se chargent de poussière, sa langue française ne compte plus pour rien, tous deux doivent se mesurer à la même nouvelle langue, à un nouveau climat et de nouvelles mœurs. Il n’y a plus de ruelles d’ombre, ni fermes ni fermiers, plus d’olives ni moutons, ni maître ni servante. Elle continue à travailler, il est vrai, dans des maisons étrangères pour ramener sa pitance. Mais à la maison elle est désormais le maître, tandis que lui, Berto, de maître devient policier, s’évertue de s’accrocher à quelqu’ uniforme kaki qui symbolise des vestiges de puissance et de domination, prince absurde, déchu de son trône, roi exilé aux chaussures empoussiérées, au cheveu qui s’éclaircit, au visage brûlé par le soleil. A la maison, parfois, il est le serviteur de la servante. Quand il exprime le désir d’aller s’entasser avec sa famille dans la même maison à Haïfa, elle, Yito, n’a vraiment aucune raison d’obtempérer. Bien au contraire elle part loin, vers un coin perdu, sur une planète inconnue où personne ne sait qui elle est. Lui fleurissait là-bas, dans la pénombre des ruelles. Elle s’épanouit ici, dans la clarté des espaces sablonneux, sous les cieux bleus, ici lui poussent des ailes et elle abat les murailles du gynécée qui la tenait prisonnière depuis trois mille ans. Oiseau sans ailes qui naquit dans une cage et jamais n’avait volé, voici que soudain tous ces espaces sont à elle ; elle déploie ses membres et commence à planer… à planer…

Le temps passe. Alors que nous sommes assis autour de la table pour le petit déjeuner, on frappe à la porte. Le facteur entre avec encore un télégramme de Holon. Le même télégramme exactement : ’’ Berto votre frère est décédé. Venez vite. Signé : Sa femme Yito.’’ Il n’a pas d’idée neuve ?’’ plaisante Sultana et continue a éplucher des pommes de terre. Tamo, sa sœur dit qu’il y a longtemps qu’elle le lui a préparé son repas funéraire et que s’il veut mourir, qu’il meure. Sa mère déchire le télégramme et le jette au panier en déclarant : ’’ Mon fils a perdu l’esprit’’.
Et pourtant, tous se trompaient et pour le ’’trentième jour’’ ils retournèrent à Holon pour, cette fois, pleurer vraiment sur sa tombe.




Traduit de l’hébreu par Victor Tordjman, Souccot 5770/ Octobre 2009

יום שלישי, 3 בנובמבר 2009

L'Ascension de Saada au ciel


L’Ascension de Saada au ciel.

Par Gabriel Bensimhon

Elle était belle, trop belle pour se marier. Ses sœurs, toutes les six, avaient mis au monde des enfants, mais elle etait pousse comme un dattier, grande aux yeux verts. Les garçons du Mellah de Aït-Boulli qui avaient demandé sa main furent éconduits des l’abord et les autres n’osèrent plus. Tant il est vrai qu’il était difficile de l’imaginer avec un simple mortel ; alors elle, qui s’attendait peut-être a quelque dieu ou pour le moins quelque prince, lasse d’écouter les propositions de mariage que lui soumettaient ses parents, ramassa un jour le peu de vêtements qu’elle possédait et quitta le village. Elle s’éloigna jusqu’aux confins du désert, et là-bas, dans l’une des falaises qui surplombent la vallée du Draa elle découvrit une petite grotte et coupa les liens avec son monde. Lorsque le soir elle revenait de la rivière, avec sur la tête une cruche d’eau ou une brassée de branchages, les bergers et les caravaniers pensaient voir une déesse et s’arrêtaient pour admirer, ravis, cet être miraculeux qui était comme un palmier en marche. D’aucuns parmi les hommes qui avaient tenté leur chance auprès d’elle essuyèrent un rejet serein, d’autres , refusèrent de voir cette divine beauté gaspillée et plantèrent leur tente près de chez elle, attendant qu’un miracle se produise et qu’elle leur adresserait un sourire. Petit a petit les tentes devinrent des maisons de pisé, puis des casbahs, les hommes épousèrent des montagnardes, rêvèrent d’elle et engendrèrent des enfants, plantèrent des vignes, creusèrent des canaux d’irrigation, installèrent des moulins sur la rivière ; les dattiers, la vigne, les figuiers, les grenadiers remplirent la vallée qui devint une coulée verte plantée comme un couteau dans le cœur du Sahara. Aït Bougmez fut le nom donné à cet endroit ou elle était assise la, les bijoux de cuivre sur le front, herborisant ses plantes médicinales, murmurant ses incantations, chassant maux de tête et maux de ventre, exorcisant les esprits, les démons et les obsessions, si bien que son nom se répandit dans tous les villages de l’Atlas.
Une nuit qu’elle était étendue, les yeux ouverts, sur sa couche solitaire, elle vit un serpent. Il était grand et noir. Sa queue près de l’entrée et sa grande tête aux yeux étincelants à côté de sa tête à elle.Il darda la langue, sentit l’air autour d’elle, caressant presque son oreille. Elle n’eut pas le temps d’avoir peur ou de comprendre ce qui lui arrivait quand elle le vit ressortir en rampant comme il était venu. Depuis, chaque nuit avant d’ aller dormir, elle prit l’habitude de casser deux œufs frais dans un bol de grès qu’elle déposait par terre à son chevet et il venait, avalait les oeufs , faisait sept fois le tour de son lit, humait l’air près de son corps et s’en allait. Parfois elle le voyait au travers des voiles du sommeil, luisant et musclé. Elle savait qu’il est des gens qui entourent leurs corps de serpents, s’étreignent, se caressent et s’embrassent mais elle n’osait pas le toucher, ni lui elle. Il y eut des nuits ou leurs regards se croisèrent créant une tension entre eux, mais il baissait le regard le premier et partait.La rumeur se répandit, - personne ne sut comment,- que Saada vivait avec un serpent. D’aucuns même disaient avoir entendu, répercutés par les parois de la grotte, des échos d’amour tempétueux. Et certains affirmaient- ni plus, ni moins- avoir vu la prêtresse s’unir au serpent et dévoiler ses seins devant lui.
Elle était la dernière à entendre l’arrivee du Messie. Quand les deux enfants, fils de sa sœur, lui annoncèrent que le Messie était venu dans leur village, elle laissa-là le couscous qui fumait et courut après eux, pieds nus, jusqu’au village qui avait déjà tout chargé sur des ânes. Les derniers étaient encore entrain d’ôter des mézouzot des maisons et d’envelopper les rouleaux la Torah et a les lier avec des cordes sur le dos des bêtes.Une procession d’ânes chargés d’enfants et de parchemins de la Loi sortit du village, se joignit à des processions venant d’autres villages et s’y fondit. Et les voisins arabes, le long du chemin, de part et d’autre, embrassent les émigrants et écrasent une larme. Et c’est ainsi, avec une seule robe sur elle, celle sur laquelle était brodée la vallée verte, que Saada arriva au Mochav Otzem dans le Lakhich.Là, en plein désert aucune plante ne poussait. Aucune bête ne se voyait à l’entour, ni abeille, ni papillon ni oiseau ni serpent.Mais les instructeurs de l’Agence Juive s’emparèrent de la région désolée et, comme par magie, avec la moitié d’une vache et un demi cheval ils en firent un paradis. Ils prirent également les femmes et les enfants pour le travail et, parmi eux, la prêtresse de Ait Bougmez qui aida au ramassage des concombres, des tomates et des pommes de terre. Jour après jour elle rentrait chez elle le visage brûlé par l’ardent soleil et des ampoules a ses mains de soie. Ce n’était pas facile pour elle de s’accoutumer à ce nouvel endroit. Les maisons blanches aux toits rouges, se ressemblaient tant que plus d’une fois elle avait eu du mal à retrouver son logement et dut demander à des enfants de l’aider. Un jour qu’ elle essayait de tourner sa clef dans la serrure un homme inconnu ouvrit la porte et, soupçonneux, lui demanda ce qu’elle voulait. Une autre fois elle ouvrit la maison, s’assit à la table de l’Agence et mangea quelque chose dans une assiette de l’Agence quand un homme étranger, en caleçon, sortit de la chambre et lui fit remarquer qu’elle mangeait son repas, à lui. Les gens de Otzem étaient heureux que Saada, la prêtresse de la vallée, se trouvât parmi eux. Les vieux croyaient que la floraison rapide lui était imputable. Les jeunes par contre attribuaient cela aux instructeurs de l’Agence et aux tracteurs. Ils étaient emballés par le miracle du tracteur ; ils le montaient et le conduisaient au loin, labourant le désert jusqu'à l’horizon. Il semblerait que le tracteur avalât de la terre brune à l’avant et la restituait verte à l’arrière. Eux, dont les pères avaient été ferbalantiers, bijoutiers, cordonniers et tailleurs s’étaient mués soudain en magiciens, manipulant charrues et faucheuses, déplaçant tuyaux et dispositifs d’arrosage et disant à la pluie où tomber et quand. Les instructeurs de l’Agence, cheveux clairs et de kaki vêtus, réussirent même a faire pousser de grandes tomates rouges en plein hiver, à faire pondre les poules blanches deux fois par jour et qu’une seule vache donne autant de lait que dix. A Saada leur magie apparaissait plus forte même que la sienne ; il est vrai que les œufs n’avaient pas le goût d’œufs, le lait n’avait pas le goût de lait et les fruits et les fleurs n’avaient aucune odeur, mais elle pensait que c’était elle qui avait perdu les sens de l’odorat et du goût. En peu de temps les champs se couvrirent de verdure. Les cris de nourrissons, le meuglement des vaches et le caquètement des poules remplirent l’air et des papillons, des abeilles et des criquets arrivèrent aussi et un jour elle rencontra même un serpent … C’était un petit serpent de couleur claire, qui surgit de derrière des buissons, ondula en travers du sentier et lui coupa le chemin. Il n était pas noir et ne se dressait pas, comme son serpent d’ Aït Bougmez a l’antique majesté. Elle le fixa un moment et s’attendait à ce qu’il parte mais il ne bougeait pas. En général il lui suffisait de le vouloir pour que les choses arrivent. Cette fois le serpent ne recevait pas sa volonté. Elle fit un pas en avant pour signifier son intention, mais au lieu de reculer le serpent avança la tête vers elle, menaçant. Elle décida de murmurer une formule pour situations de détresse et chuchota trois fois ‘’Amtelaï bath Ourvata’’, mais le serpent sortit sa langue comme pour se moquer d’elle.Qu’arrive-t-il ? Qu’est-ce qui s’était détraqué ? Elle décida d’avancer mais le serpent jaillit dans sa direction et elle n’eut d’autre choix que de se servir de son bâton. Elle le saisit au cou et le cloua au sol.Ils n’étaient guère nombreux, à présent, ceux qui avaient encore besoin de ses conseils. Ils étaient si occupés à défricher les terres et à faire fleurir le désert qu’ils n’avaient pas le temps d’etre malades. Qui tombait malade allait au dispensaire; le médecin y soignait avec succès des maladies dont on ignorait même jusqu’à l’existence, et les instructeurs de l’Agence guérissaient bêtes et plantes avec le pouvoir de sorciers d’antan. Les instructeurs de l’Agence ne cessaient de prêcher, jour après jour qu’il n’y a plus de place pour la foi, que les versets et les incantations étaient morts. Que les proverbes et les exorcismes, les philtres et les bâillements n’avaient plus droit de cité, que le ciel est vide et que tout se trouve sur terre, y compris le paradis, Dieu et la Caisse Maladie. Au début sa réputation la précédait dans tout le pays et les habitants de Otzem étaient fiers qu’elle leur appartienne. Des personnages importants et des membres actifs de l’Agence, et du gouvernement qui venaient voir par eux-mêmes la grande réussite de Otzem ne manquaient pas de la rencontrer également, lui serraient la main et lui montraient beaucoup d’honneur. Au cours de l’une des campagnes électorales, arriva chez elle un duo d’activistes, chaussés de sandales et de kaki vêtus, avec un grand bouquet de fleurs, accompagnés d’une suite de photographes, de journalistes, de membres du parti et du président du Conseil Local. Ils firent appel à ses sentiments et insistèrent : vous serez notre première députée à la Knesset. Elle n’avait aucune idee de quoi il s’agissait, mais elle ne pouvait refuser et signa la feuille de candidature d’une empreinte digitale. On la photographia au volant d’un tracteur, trayant une vache et préparant un couscous. Ensuite ils la firent monter sur une estrade, la firent asseoir au centre, entre eux et le président du conseil local et lui tendirent un microphone. Elle ne savait quoi dire, et se contenta d’un large sourire, ouvrant ses bras comme deux branches de palmier. Sa photo parut dans les premières pages du journal et, à ses côtés, au premier plan, les deux activistes. Sauf que,- quelques mois plus tard,- juste un ou deux jours avant les élections, les activistes vêtus de kaki revinrent et lui firent signer un autre formulaire qui s’avéra plus tard, après les élections, être un papier de désistement de sa candidature en faveur de l’un d’eux. Un des instructeurs de l’Agence tomba amoureux d’elle. Il venait après sa journée de travail et restait debout toute la nuit sur le chemin face a l’entrée de sa maison. Elle devait avoir l’âge de sa mère, mais elle se tenait encore très droite et surprenait par son allure. Six mois durant il se tint ainsi debout, silencieux, face à sa porte fermée, jusqu'à ce que,- au début de l’hiver, alors qu’il était trempé jusqu'à la moelle des os,- sa mère le rejoignît, un parapluie à la main, et abrita son fils. Saada ne pouvait plus refuser, elle sortit vers eux et, sous le parapluie comme sous un dais nuptial elle mena la paire au conseil local où on leur fit une modeste noce avec la participation du rabbin local et des membres du conseil. Sur le chemin vers la maison, un serpent jaillit et piqua le marié qui tomba et ne se releva pas. Et au lieu du domicile conjugal c’est au cimetière que les invites l’accompagnerent. Peu de temps après des quintes de toux commencèrent à l’affliger qui épuisaient toutes ses forces. Elle se composa toutes sortes de remèdes, massa son corps avec des huiles de plantes qu’elle ramassa dans les champs et inhala les vapeurs d’extraits de fleurs mais sa respiration allait en se raccourcissant et plus d’une fois elle manquait étouffer.Un de ses admirateurs habitant Sdérot, la prit chez un médecin réputé. Son ami, chauffeur de taxi, lui avait raconté qu’il l’avait guéri de l’asthme en une semaine. Le grand médecin lui donna de petites fioles avec des poudres de diverses couleurs et lui ordonna de prendre la poudre jaune à une heure et quart du matin avec un demi verre d’eau de Seltz et la rouge a trois heures et demie avec un quart de verre d’eau gazeuse et ainsi de suite ; elle rentra chez elle pleine d’énergie. Ils sont plus forts que moi, se dit-elle, jamais je n’aurais pu, moi, promettre la guérison à une date. Mais le chef des instructeurs de l’Agence ricana : vous avez, à l’évidence, affaire à un charlatan car il est bien connu qu’il n’y a pas de remède contre l’asthme et s’il existait la Caisse Maladie le saurait ; et il s’assit et écrivit une lettre courroucée au directeur du Ministère de la Santé Publique dans laquelle il racontait l’histoire, détaillait les médicaments, et conclut par des questions : ce médecin est il réellement médecin, les médicaments sont-ils des vrais médicaments, le prix est-il abusif et enfin est-il possible de guérir l’asthme en une semaine ? Apres quelque temps il reçut une réponse qu’il lui lut, tandis qu’elle étouffait: le médecin est médecin, les médicaments sont des médicaments, le prix est fonction de l’offre et de la demande et a la question de savoir s’il est possible de guérir l’asthme en une semaine, le réponse est oui, si on a la foi. Comprenez-vous ?! La foi ! Le directeur du Ministère de la Santé est lui-aussi un charlatan s’il prête foi à la foi, et il jeta les médicaments qu’elle avait reçus.Sa respiration se faisait plus courte de semaine en semaine, elle s’épuisait en attaques successives jusqu'à ce qu’elle dut s’aliter. Même alors on vint encore en pèlerinage chez elle. Ce furent surtout de vieilles femmes de son village natal qui se rappelaient qu’elle était une déesse, une véritable sainte, qui tirait ses forces de la Terre, de Arbres, des Etoiles et de Fleuves et qu’elle avait le pouvoir de transmettre ces forces a leurs descendants incurables par un toucher de la main, par la voix, en un regard. Elles s’asseyaient près d’elle, entendaient ses gémissements, lui essuyaient les glaires avec des serviettes, lui adoucissaient la vie avec du thé à la menthe et plongeaient leurs regards dans ses yeux verts ou elles voyaient d’antiques rois et prophètes de temps lointains et miraculeux. Elles savaient qu’elle descendait d’une lignée longue et ancienne de Gens de Dieu, des dieux et des magiciens qui existaient dans la nuit des temps, et qu’elle savait ce que nul autre humain ne saurait jamais, qu’elle était la femme qui parlait avec les fleuves et les mers et les forets dans un langage secret et des langues mystérieuses que personne dans le Mochav Otzem et nulle part ailleurs dans ce nouveau pays ne connaît ni ne comprend. C’est pourquoi elle pleura tant lorsqu’un jour une vieille qui l’avait connue dans la vallée du Draa lui amena son petit-fils de six ans, brûlant de fièvre. Elle déplia à son habitude son foulard de tête brodé pour faire ‘’Essane’, l’entortilla pour en faire une sorte de corde et se mit à le mesurer du pouce à l’auriculaire et à y faire des nœuds tout en chuchotant « Vihi Noam » et à bâiller et bâiller ; habituellement le malade se mettait à bâiller avec elle et sortait ensuite bien-portant pour retourner chez lui. Cette fois l’enfant ferma la bouche et ouvrit les yeux pour ne plus les fermer. Elle n’accepta pas qu’il fût mort et continua à le bercer dans son giron toute une journée jusqu'à ce qu’on le lui prît de force pour l’enterrer.Petit a petit elle comprit qu’il y avait quelque chose dans l’air de ce pays qui agissait a son encontre et limitait ses pouvoirs et une fois elle fut même effleurée par la pensée que peut-être il lui semblait seulement qu’elle avait eu des forces particulières, que les gens guérissaient en fait d’eux-mêmes, naturellement, et qu’elle s’en attribuait le mérite, elle pensait : peut-être, en vérité, toutes ces herbes et ces versets et toutes ces pratiques, apprises de la grand-mère de sa grand-mère sont-ils sans valeur et dénués de toute signification.
Parfois lui venait la pensée qu’il lui arrivait ce qui arrive à de grands dieux,-comme lui racontait son arrière-grand-mère,- que l’on ne peut vaincre à moins de réussir à les soulever et à les détacher de terre. Il faut tout oublier et commencer à tout examiner. Rien, réellement, n’a existé. Ni la vallée du Draa, ni les palmiers, ni les figuiers, ni les oliviers. ni la grande trace verte qui coupait le désert comme un couteau, ni tous ces hommes qui l’aimaient et eleverenet une ville, ni les femmes et les enfants qui leur naquirent, ni les chevres, ni les fleurrs, ni les etoiles- tout n’est que vaine fantaisie. Elle n’était pas une déesse de fertilité et de guérison mais simplement une femme comme toutes les femmes. Le serpent, lui non plus, n’a jamais existé et n’a été qu’un rêve.Sans trop réfléchir elle se mit à lui déposer comme jadis deux œufs frais dans une coupe à côté de son lit. Elle était profondément endormie quand, au cours d’une de ces nuits, il apparut. Le Serpent Noir d’Aït Bougmez. Il fit irruption par l’ouverture, ses anneaux derrière lui, s’approche d’elle, se dresse et darde sa langue, la regarde avec un air courroucé comme s’il lui reprochait ‘comment l’avait elle abandonné sans prendre congé ‘, ondule de la langue, lui chuchote à l’oreille comme s’il l’appelait par son nom pour la réveiller, peut-être pour la sermonner quand soudain elle ouvrit les yeux, incrédule. Aucun doute, c’est lui. L’énorme serpent noir. Comment est il arrivé là ? Comment a-t-il su la trouver ? Ses grands anneaux muscles le propulsent rapidement et il se tient à son côté, plein de vitalité et debout, tâtant de sa langue l’air près de son nez. Elle, non seulement le regarda sans aucune crainte, mais un sourire se forma sur son visage lorsqu’elle le vit se glisser sous ses draps, se lover sur son corps sous ses vêtements, aller et venir sur sa peau lisse en un contact évasif, léger et presqu’ aérien. Elle n’avait encore jamais, de sa vie, éprouvé une telle caresse totale, simultanée sur tout son corps, comme si une main géante aux mille doigts, d’amour et de désir, se trouvait en même temps sur son dos, son ventre, sur son cou, son visage, ses hanches, ses seins, ses fesses et ses cuisses. Il lui semblait qu’il luttait avec elle et se jetait sur elle pour la déchirer, se transformait en corde et s’enroulait autour d’elle et se resserrait ; l’instant d’après elle sentait qu’il la cajolait en un contact délicat et à peine effleuré, courant sur son corps comme une brise, fuyant, léger et lourd, à la fois présent et absent. Il avalait des distances sur son corps, calme et concentré, courait et se répandait sur elle, devant, derrière, aller et retour jusqu'à ce qu’il n’y eut plus la moindre partie de son corps qui n’eut senti la chaleur, le courant, l’excitation, le chuchotement, le lapement et la caresse glissante, comme si elle recevait en une seule nuit, en une seule portion concentrée, son dû d’amour d’une vie entière, et elle fut emportée à de grandes distances d’un plaisir tel qu’elle n’en avait jamais connu, et elle revoyait d’un bout du monde a l’autre la vallée du Draa et la rivière du Ziz avec ses eaux vertes et les palmeraies de dattiers, et elle voyait le couteau vert qui tranchait le désert, et il lui revint tous les parfums de fleurs et de fruits de son enfance et de sa jeunesse, l’odeur de la rose et du lis, de la pomme, la poire et de la cerise, et soudain elle sentit un coup de marteau entre ses cuisses qui arriva jusqu'à sa gorge et un cri de douleur et de plaisir s’échappa de sa bouche et ses yeux se dessillèrent subitement pour voir le ciel s’ouvrir et elle s’y éleva sur un serpent ailé.
Traduit de l’hébreu par Victor Tordjman, Herzlia, 1er novembre 2009