יום שני, 9 בנובמבר 2009

La derniere mort de l'oncle Berto

La dernière mort de l’oncle Berto

Par Gabriel Bensimhon

Makhlouf, Tamo, Sultana, Joseph, Zamila, Aziza et Tamar, tous les oncles et les tantes qui étaient arrivés de Sefrou, s’étaient emparés de chambres qui entouraient le patio dans une même grande maison de Ouadi Salib, à Haïfa. Seul l’oncle Berto, oh, surprise ! prit le large. Lui, toujours si lié à la famille, resta avec sa femme Yito,- leur servante dans le passé,- et s’éloigna avec elle quasiment jusqu’au désert. Aux ruelles étroites où il était à son aise, il préféra désormais de vivre, comme par défi, dans les sables de Holon; aulieu des costumes européens, faits par le tailleur, qu’il affectionnait à Sefrou, il porte à présent l’uniforme d’agent de police.Un matin, alors que toute la tribu est assise autour de la grande table pour le repas du matin, le facteur entre avec un télégramme : ’’Votre frère Berto décédé. Venez vite.’’ Signé : sa femme Yito. La tante Sultana se met à pousser des hurlements affreux, sa sœur Tamo s’arrache les cheveux et se lacère la face, la grand-mère Fréha éclate en sanglots et en lamentations :

Oudi trali nktbou frras/ namlou hdita unaudou lnnas/
Unrani flbhor elash ella nkdr/ Elaroush msha uma bka ghir elmrsoum/
Hani mashia elbab dari ntbaka/ usshit elmndba aliya/
Yana Mashia min rish errish uma chllit di yamal alya kadish….

Cette première mort en Israël les a surpris ; peut-être pensaient-ils qu’ en Terre d’Israël la mort n’avait pas d’emprise, mais ils sont tous là, assis autour de la table, tambourinant de leurs doigts au rythme des lamentations :

Oudi trali nktbou frras/ namlou hdita unaudou lnnas/
usbouh esbah utrtkou eluah/ ulkbr ezdid ma zbrtlou nfftah/
Azi eldarek daba ualash thliha/ wila za errih utiih swariha/
Uhaidak tkoun eshafia fiha

….
Et c’est le Mellah avec ses échos qui soudain revient à Haïfa, mais aulieu de se répercuter des

fenêtres des maisons voisines et de résonner dans toute la ville, la lamentation reste dans le salon et les voisins roumains et polonais, aulieu d’entrer et de s’asseoir autour de la table, de s’arracher les cheveux et de se lacérer la face, sont debout là-dehors, près des fenêtres, et regardent vers l’intérieur, nous observant comme au théâtre, comme si nous étions une tribu étrange accomplissant quelqu’ antique rite funéraire. Il ne se passe guère de temps avant qu’un autobus en pleurs avec une famille endeuillée, ne fonce vers la localité inconnue ou l’oncle Berto a choisi de mourir, chargé qu’il est, lourdement, de mets et boissons et de marmites odoriférantes, toutes pleines de bonnes choses pour les sept jours de deuil.Quelque part, là-bas, au milieu des dunes, nous descendons du bus et commençons à avancer à pied, -avec les paniers chargés de la collation funéraire d’après l’enterrement-, en direction des baraques en bois, au loin. Et voici, oh miracle ! qui sort de la baraque isolée tout là-bas, si ce n’est l’oncle Berto en personne, bien vivant et en uniforme de policier. ’’Ce n’est pas Berto ?’’ je demande, étonné et me fais sévèrement rabrouer par l’oncle Makhlouf qui pense que je plaisante. ’’C’est l’oncle Berto !’’je m’obstine. ’’ C’est impossible !’’ fait la tante Sultana, incrédule. ’’ C’est lui !’’ crie sa mère, grand-mère Fréha, jette ses paniers, court vers lui, et tous courent après elle vers l’oncle Berto. Sa mère l’étreint, tandis que sa sœur lui assène une volée de coups de poings :’’ Je te tuerai ! Tu vas voir !’’ et lui se protège le visage, s’excuse et explique :’’ Je n’en pouvais plus. Vous m’aviez laissé tout seul. Personne ne vient me rendre visite…’’ ’’Moi je viendrai te rendre visite quand tu seras dans la tombe’’ lui dit Tamo, la jeune sœur qui l’avait tant pleuré le matin même.Pendant sept jours et sept nuits la famille fêta au cœur des dunes la mort et la résurrection du fils prodigue, jusqu'à ce que se terminent les plats mijotés, s’assèchent les bouteilles et s’enrouent les gosiers. Alors ils prirent congé de lui et de sa femme Yito et, traversant les dunes, ils s’en retournèrent vers la route au loin pour y attendre l’autobus de Haïfa, tout en versant une larme, car, comme dit le proverbe : ’’La mort est douce, mais la séparation est difficile.’’


Déjà à Sefrou l’oncle Berto était un homme bizarre. Le plus souvent il parlait le français. Contrairement à ses contemporains il n’avait jamais étudié au Héder, et la Michna et le Talmud lui étaient totalement inconnus, aussi était-il un des rares qui allait tête nue. Sa chevelure luisait toujours d’huile et de brillantine. Il avait l’habitude de se faire faire des costumes européens ’’sur mesures’’ de différentes couleurs, noirs et bruns et bleus et blancs et il en changeait souvent. Il chaussait aussi des souliers laqués, brillants. Ses parfums étaient étrangers. Ce n’étaient pas l’Eau de Roses ni l’Eau de Fleurs d’Orangers, les odeurs naturelles du Mellah, mais des parfums importés de Fès et de Casablanca, qui le suivaient et signalaient sa présence et amenaient les femmes à leurs fenêtres lorsqu’ il sortait pour son arrogante promenade dans les ruelles. Les jolies filles du Mellah, qui n’avaient nul besoin d’un parfum étranger pour embaumer la myrrhe et l’encens et pour qui aucun fard ne pouvait concurrencer les couleurs naturelles et vives de leur teint fleuri, le regardaient et se sourirent l’une l’autre. Elles l’appelaient ‘’Le Fils du Consul’’ avec une pointe de dérision, ni le ’’Fils du Cheikh’’ ni le ’’Fils du Roi’’, mais ’’Le Fils du Consul’’, c'est-à-dire : plus que le Roi, mais étranger, incompréhensible et pas de chez nous.

Rien de surprenant donc que malgré la fortune de son père, grand-père Braham, il a dû, pour finir, épouser Yito, la servante, jolie fille certes mais pauvre et simple, de celles que personne ne recherche en mariage et qui étaient épousées au mieux par des veufs âgés ou des vieux sans enfants, comme épouse en secondes noces.

Etait-ce une chance pour Yito d’épouser ’’Le Fils du Consul’’ ? C’est difficile à dire, car après la grandiose noce avec un bœuf d’or qui a été égorgé en cet honneur, la famille continua à la traiter comme une servante.A toutes ses tâches usuelles dans la maison s’était ajouté maintenant un emploi en plus : servir d’épouse au cher fils sans aucune rétribution additionnelle. Car quelle est sa récompense ? Partager sa couche la nuit. Et avec qui partagerait-t-elle sa peine ? Ses rêves ? Ne reste-t-il pas en effet Prince et elle la bonne a tout faire


Mais ce qu’elle ne pouvait pas rêver se produisit quand vint le Messie, et eux arrivèrent en Pays d’ Israël. Tout fut soudain chamboulé. Les brillants souliers laqués se couvrent de poussière dans les dunes, les complets sont trop chauds, les cheveux pommadés d’huiles se chargent de poussière, sa langue française ne compte plus pour rien, tous deux doivent se mesurer à la même nouvelle langue, à un nouveau climat et de nouvelles mœurs. Il n’y a plus de ruelles d’ombre, ni fermes ni fermiers, plus d’olives ni moutons, ni maître ni servante. Elle continue à travailler, il est vrai, dans des maisons étrangères pour ramener sa pitance. Mais à la maison elle est désormais le maître, tandis que lui, Berto, de maître devient policier, s’évertue de s’accrocher à quelqu’ uniforme kaki qui symbolise des vestiges de puissance et de domination, prince absurde, déchu de son trône, roi exilé aux chaussures empoussiérées, au cheveu qui s’éclaircit, au visage brûlé par le soleil. A la maison, parfois, il est le serviteur de la servante. Quand il exprime le désir d’aller s’entasser avec sa famille dans la même maison à Haïfa, elle, Yito, n’a vraiment aucune raison d’obtempérer. Bien au contraire elle part loin, vers un coin perdu, sur une planète inconnue où personne ne sait qui elle est. Lui fleurissait là-bas, dans la pénombre des ruelles. Elle s’épanouit ici, dans la clarté des espaces sablonneux, sous les cieux bleus, ici lui poussent des ailes et elle abat les murailles du gynécée qui la tenait prisonnière depuis trois mille ans. Oiseau sans ailes qui naquit dans une cage et jamais n’avait volé, voici que soudain tous ces espaces sont à elle ; elle déploie ses membres et commence à planer… à planer…

Le temps passe. Alors que nous sommes assis autour de la table pour le petit déjeuner, on frappe à la porte. Le facteur entre avec encore un télégramme de Holon. Le même télégramme exactement : ’’ Berto votre frère est décédé. Venez vite. Signé : Sa femme Yito.’’ Il n’a pas d’idée neuve ?’’ plaisante Sultana et continue a éplucher des pommes de terre. Tamo, sa sœur dit qu’il y a longtemps qu’elle le lui a préparé son repas funéraire et que s’il veut mourir, qu’il meure. Sa mère déchire le télégramme et le jette au panier en déclarant : ’’ Mon fils a perdu l’esprit’’.
Et pourtant, tous se trompaient et pour le ’’trentième jour’’ ils retournèrent à Holon pour, cette fois, pleurer vraiment sur sa tombe.




Traduit de l’hébreu par Victor Tordjman, Souccot 5770/ Octobre 2009

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