יום ראשון, 28 בפברואר 2010

La seule rousse de la ville

La seule rousse de la ville
Par Gabriel Bensimhon

Contre la beauté de Zkora, on ne pouvait rien. Elle avait des yeux de braise, des cheveux d’un roux flamboyant et des taches de rousseur provocantes. En un lieu où l’on mariait les jeunes filles à l’âge de dix ou douze ans, Zkora, jeune vierge de quatorze ans, la seule rousse de la ville, avait l’air d’une terrible prédatrice.
Ne savait-elle pas que la ville entière s’embrasait ? Que ses boucles envoyaient leurs langues de feu à tout va, que chacune de ses lumineuses taches de rousseur était un appel au péché ?
C’était en effet la seule façon de comprendre pourquoi elle jouait tranquillement à la marelle, à la corde et à cache-cache, dans la ruelle où elle habitait, près de la synagogue. Elle riait et courait en tous sens en chantonnant, comme si elle ignorait qu’elle répandait son parfum virginal parmi les fidèles innocents, lesquels, avant de passer devant l’Arche sainte, étaient soudain pénétrés de l’odeur de tous les fruits de saison et adressaient alors une prière au « Créateur de tous les parfums ».
C’est pourquoi la synagogue « Essla delhaham » était toujours pleine à craquer. Les fidèles se relayaient toute la journée. On se pressait aussi à l’office de minuit car dans la chevelure de Zkora, le soleil brillait même la nuit.
Le jour de Kippour était particulièrement pénible pour les hommes, lorsque, vêtue de blanc, elle était assise tout près de l’entrée de la synagogue, tenant en main, comme c’était la tradition, un beau coing odorant, le plus gros de toute la ville, piqué d’épingles multicolores et de clous de girofle, et enveloppé d’une mousseline de soie transparente. Tous ceux qui passaient le seuil de la synagogue s’enivraient de cette odeur et voulaient la piquer d’un clou de girofle ou d’une épingle qui diffuserait encore mieux ses parfums, et commençaient ainsi le saint jour de jeune par des hallucinations.
Mimoun Attia, élève de la yeshiva, raconta qu’un certain jour de Kippour, il l’allongea telle un rouleau de la Torah et la déshabilla comme on déroule le Livre. Yehuda Siboni, le fils du chantre, décrivit comment elle vint se placer nue sous son talith au moment de la bénédiction « Birkat Cohanim ». Yeshoua Barouh, le gendre de l’officiant, révéla qu’il la trouva cachée entre les livres de la Torah lorsqu’il ouvrit l’Arche sainte.
Pour les malheureux élèves de la yeshiva, elle représentait plutôt Lilith qu’une naïve et inoffensive jeune fille à marier. Elle était si majestueuse et puissante et menaçante. L’esprit du mal était tapi dans sa chevelure flamboyante qui ressemblait à distance au buisson ardent qui brûle sans se consumer.
Dans les pages de la Bible et du Talmud, elle prenait à leurs yeux la place de Bethsabée, Mihal, Brouria, Tamar, mais en tant que Zkora, elle semblait trop imposante et vorace et trop impulsive aussi pour que quelqu’un demandât sa main. Il était possible qu’elle n’intéressât pas les jeunes gens car elle était pauvre. Sa mère était lavandière et personne n’avait oublié ce qui était arrivé à son père. C’était un marchand ambulant qui, comme tant d’autres, allait vendre ses articles de mercerie dans les villages du sud. La dernière fois qu’il partit, ce fut avant sa naissance et il ne revint pas avant qu’elle eût cinq ans. Il fit alors son retour en ville attaché à la selle de son âne, et sans tête. C’est ainsi que Zkora vit son père pour la première fois. Mais, nombreux à prétendre que ça n’était pas son père, ils étaient convaincus qu’il vivait dans le sud avec une Arabe et qu’il avait envoyé son âne avec le corps d’un autre pour libérer sa femme des liens du mariage. C’est du moins ce que crut rabbi Ovadia qui n’accepta pas le témoignage de l’âne.

Vint un temps où presque chaque soir, Zkora se revêtait de la robe de mariée de sa mère, brodée à la mode de Tafilalet. Tard dans la nuit, lorsque tout le monde dormait, elle sortait se promener dans les ruelles vides, parcourait seule le chemin des mariées, sans invités et sans orchestre.
La femme du rabbin s’en prit plusieurs fois à elle. Elle n’avait pas de preuve que Zkora provoquait son mari, mais quelque chose se passait dernièrement chez l’honorable rabbin Ovadia. Il était trop empressé auprès de sa femme, montrant un désir ardent et insatiable. Et combien de temps l’honorable rabbin pourrait-il résister à la tentation ? Ne franchissait-il pas le seuil de la synagogue quatre ou cinq fois par jour ? Il baissait bien les yeux pour ne pas la voir, mais comment se protéger de ses parfums et de sa voix rauque et rieuse ? Il ne pouvait pas non plus lui fermer les portes de ses rêves. D’ailleurs, n’envahissait-elle pas les rêves de tous les hommes de la ville de Sefrou sans demander leur permission ou celle de leurs femmes ? Elle avait entendu de ses propres oreilles son mari murmurer dans son sommeil : « Ah, Zkora ! Zkora ! » Elle invita donc l’honorable rabbin à l’éloigner de sa ruelle. Qu’elle aille jouer ailleurs. Mais comment était-il possible de l’empêcher de se tenir près de la fenêtre et d’écouter les chants et les prières ?
On avait sommé les élèves de la yeshiva adjacente de ne pas la regarder. Ils s’approchaient donc du seuil de la synagogue en cachant leurs yeux de la main. Cela n’était pas toujours suffisant. Parfois elle se moquait d’eux, les regardait de bas en haut, malicieusement, et ils se dépêchaient d’entrer en respirant profondément ses parfums. Au moment de la lecture du «Shema » , lorsque l’on ferme les yeux, ils jetaient un coup d’œil entre leurs doigts pour voir si la flamme éternelle brûlait toujours dans ses cheveux.
Même le maitre de la yeshiva fut débordé par son désir, et c’est pourquoi on le vit un jour, vêtu de noir, bondir à l’extérieur, et courir vers le cimetière pour calmer ses passions.
Sa beauté était célèbre aussi au-delà des portes du mellah. Sa voix et ses couleurs avaient pour ainsi dire brisé les remparts et les Arabes trouvèrent divers prétextes pour s’introduire dans sa citadelle royale – la ruelle de la synagogue –, afin de lui voler une étincelle qui leur servirait à allumer le feu chez eux.
Elle riait et plaisantait avec les jeunes Arabes, ils blaguaient avec elle en toute liberté et sa vivacité ne cessait de s’aiguiser.
Dans la communauté de Sefrou, personne n’osait l’affronter. On voyait en elle un dragon crachant du feu que seul un fils de géants des montagnes ou quelque djinn audacieux pourrait combattre. Rien d’étonnant à ce que ce fût finalement un Arabe qui la séduisit et lui fit quitter le quartier juif. Elle le suivit chez ses parents et l’épousa.
Le calme revint enfin dans le mellah. Même l’épouse du rabbin s’apaisa. Mais tandis que les femmes de la ville se réjouissaient, les hommes pleuraient en cachette et se lamentaient. De la synagogue « Esla delhaham » s’évaporèrent goûts et parfums.
Tous les chabbat, quand Zkora entendait les chants liturgiques, « Ygdal Elohim Hai», « Adon Olam Acher Malah», elle était sur le point de rendre l’âme.
A Roch Hachana, le schofar l’appelait et la suppliait de revenir à la maison, et elle fondait en larmes.
La dernière sonnerie du schofar, à la fin de la journée de Kippour lui brisait le cœur plus que toute autre chose. Elle lui rappelait le beau coing odorant, avec tous ses clous de girofle, qui répandait son parfum dans la ville entière. Et un jour, au moment où l’une de ces sonneries retentit, elle bondit le cœur battant et courut, courut à en perdre haleine jusqu’au mellah, retournant chez elle.
Selon les règles du lieu, il n’y avait pas de retour possible au sein de la communauté pour une juive convertie à l’islam, à moins qu’on ne lui versât une cuillerée de plomb bouillant au fond de la gorge. Bien que Zkora fût prête à affronter le plomb, les femmes s’opposèrent à son retour. Mais les hommes de la ville allèrent trouver le rabbin afin qu’il instaure de nouvelles règles. « Nous sommes obligés de l’accueillir », affirmèrent-ils avec insistance. L’un d’entre eux, Shimon Siboni, qui après vingt-et-un ans à la Légion étrangère était revenu dans sa ville, osa même s’exprimer ainsi : « Que nous voulez-vous ? Laissez donc cette jeune femme revenir chez elle, pour que nous, les hommes, ayons au moins de quoi nourrir nos rêves ».
Peu de temps après son retour, Zkora partit avec tous les habitants de la ville pour la Terre d’Israël. A bord du bateau d’immigrants illégaux, le « Yehouda Halévy », elle rencontra son futur mari, un de ses anciens voisins. Elle se rendit avec lui à Sdérot, à l’époque où la ville n’était encore que sable et désert, et là-bas, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

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